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on n'en voit aucune qui s'enrichisse en s'emparant de biens qui sont toujours restés sans maîtres. Si l'occupation seule n'enrichit personne, cela ne tient pas à ce que depuis long-temps toutes les terres sont appropriées; car il existe encore des contrées immenses qui sont incultes, où les terres sont presque sans valeur, et où cependant peu de gens sont tentés d'aller chercher fortune. Les hommes qui se sont laissé séduire par l'espérance de s'enrichir ou seulement d'acquérir quelque aisance, en s'appropriant des terres qu'on leur donnait pour rien dans des pays inhabités, ont presque toujours expié par d'amers repentirs leur aveugle confiance.

Si l'on ne remarque jamais que le seul fait de s'emparer d'une chose qui n'a point de maîtres, avec l'intention de se la rendre propre, exerce sur les fortunes privées une influence considérable, on a quelque peine à comprendre, d'un autre côté, pourquoi, même aux yeux des peuples les moins éclairés, un tel acte suffit pour attribuer à une personne la disposition absolue de certaines choses, d'un espace de terre, par exemple. Comment tous les hommes peuvent-ils se croire à jamais privés de la faculté de jouir et de disposer d'un terrain, par le seul fait qu'un homme ou une famille en ont déjà pris possession? N'aurait-il pas été plus raisonnable d'admettre avec Rousseau, que les fruits de la

terre appartiennent à tous; mais que le sol n'appartient à personne?

On conçoit qu'une nation admette en principe que le premier homme qui s'empare, sur le territoire national, d'une chose qui n'a point de maîtres, acquière par cela même le droit d'en jouir et d'en disposer, à l'exception de tous les autres hommes dont elle se compose. Une nation, quand elle a proclamé les principes qu'elle juge utiles à ses intérêts, peut contraindre à les observer ceux de ses membres qui s'en écartent. La partie la moins éclairée ou la moins morale de la population peut être dirigée par la partie la plus morale et la plus instruite.

Mais les décrets d'un peuple ne sont obligatoires que pour ses membres, et pour les personnes qui se soumettent à ses lois, en s'établissant sur son territoire. Il n'existe au-dessus des nations aucun gouvernement commun pour proclamer les régles de la justice, et leur en commander l'observation, Toutes cependant admettent, non-seulement dans leur régime intérieur, mais dans leurs rapports mutuels, que le fait de l'occupation d'une chose qui n'appartient à personne, suffit pour rendre cette chose propre à celui qui s'en empare. Les conséquences qui dérivent de ce fait viennent donc de la nature des choses, des sentimens et des besoins généraux des hommes, et non

des déclarations ou de la volonté de tel ou tel gouvernement. On peut d'autant moins les attribuer aux déclarations d'un gouvernement ou d'un peuple quelconque, qu'elles sont certainement antérieures à la formation de tout gouvernement régulier.

Les choses qui assurent aux hommes des moyens d'existence, et que nous désignons sous le nom de propriétés, tirent de l'industrie humaine, secondée par les forces de la nature, presque toutes les qualités qui les rendent précieuses à nos yeux. On trouvera la démonstration de ce fait dans les chapitres suivans; elle est d'ailleurs peu nécessaire pour les hommes qui ont observé comment se forment les richesses. Mais, si l'industrie humaine donne aux choses dont nous avons besoin, et que nous mettons au rang des propriétés, les qualités qui les rendent précieuses à nos yeux, elle ne crée pas les élémens divers dont elles sont composées. Or, comment les nations ou les particuliers acquièrent-ils ces élémens, dont leurs propriétés sont formées? En s'en emparant les premiers, et avec l'intention de se les approprier, c'est-à-dire, par l'occupation.

L'importance d'une propriété ne s'évalue, ni par l'étendue, ni par le poids, ni par le volume; elle s'estime par les avantages qu'elle procure, par les services qu'on en attend. Les terres qui for

ment aujourd'hui le territoire des Etats-Unis, n'étaient, il y a deux siècles et demi, qu'une vaste forêt parcourue par quelques tribus sauvages. L'industrie qui 'a transformé des choses sans valeur, et qui n'auraient pu servir à rien si elles étaient restées dans leur état primitif, en une multitude de propriétés précieuses, telles que des maisous, des manufactures, des fermes, des troupeaux et une infinité d'objets mobiliers, n'a pas créé un seul atome de matière. Elle s'est emparée des élémens divers que la nature lui offrait; elle les a combinés ou modifiés de diverses manières, et c'est de ces combinaisons ou de ces modifica

par

tions, secondées les forces de la nature, que sont nées toutes les propriétés sur lesquelles repose aujourd'hui l'existence de cette nation. Or, il est évident que, si l'occupation de ces divers élémens n'en avait pas assuré la jouissance et la disposition exclusives aux premiers occupans, il n'y aurait pas eu de progrès possible. Les propriétés qui existent n'auraient pas été formées, ni par conséquent le peuple qui vit au moyen de ces propriétés. On peut, au reste, faire sur tous les peuples la même observation que je viens de faire sur les Anglo-Américains; entre les uns et les autres, il n'y a de différence que le plus ou moins de rapidité dans le développement.

L'occupation d'une chose qui n'a point de maî

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tres peut être considérée dans les rapports de nation à nation; dans les rapports d'un particulier avec la nation dont il fait partie, et dans les rapports d'une personne avec une autre.

Une nation ne saurait avoir de meilleurs titres à la place qu'elle occupe sur la surface du globe, que de s'en être emparée la première, de l'avoir mise en culture, d'avoir créé les richesses qui y sont répandues, et de s'y être développée. Il serait difficile de trouver des titres plus anciens, plus respectables et plus universellement respectés; le peuple qui les contesterait, ne saurait en trouver d'autres que la force. Aussi, n'arrive-t-il jamais qu'une nation conteste à une autre la propriété du territoire qu'elle a toujours possédé, qu'elle a mis en état de culture, et sur lequel elle s'est développée.

On a vu, sans doute, des peuples plus ou moins barbares en dépouiller d'autres d'une partie de leur territoire; mais jamais ces spoliations n'ont eu lieu, parce que le principe de l'occupation n'était pas reconnu elles ont été exécutées, tantôt comme une réparation des domniages causés par la guerre, tantôt pour mettre en culture des terres dont les possesseurs ne savaient pas tirer parti, tantôt pour se procurer des moyens d'existence et échapper ainsi à la destruction.

Les événemens de ce genre sont devenus d'ail

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