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nombre d'hommes déterminé. Une nation ne saurait travailler tout entière à la culture d'un champ, ou se mettre à la poursuite d'une pièce de gibier. D'un autre côté, une chose qui a reçu de l'industrie humaine les qualités que nous désirons y trouver, ne peut satisfaire qu'un nombre donné de besoins; on pourrait en diviser la valeur en fractions tellement petites, qu'elle ne serait réellement profitable à personne. Il est une multitude d'objets qui n'ont une véritable valeur qu'autant qu'ils peuvent être appliqués à satisfaire les besoins d'une personne ou d'une famille : les diviser, ce serait les déprécier ou les détruire. Il faut donc que chacun de ces objets reste la propriété exclusive d'une personne.

Mais quand une chose n'a jamais eu de maître, et qu'elle peut cependant satisfaire les besoins d'une personne, à qui doit-on en garantir la jouissance et la disposition exclusive? Au premier qui s'en empare, avec intention de se l'approprier; car il est probable qu'elle lui convient mieux qu'à toute autre personne, puisqu'avant tout autre, il s'en est emparé. Le fait de l'occupation exige toujours qu'on se livre à certains travaux, et ces travaux, quelque légers qu'ils soient, n'auraient pas lieu, s'ils devaient être improfitables. Celui qui prend possession d'une chose qui n'a point de maîtres, ne dépouille aucun homme de ses moyens d'ex is

tence, ne porte atteinte aux espérances de personne. Si l'on privait un homme de la chose dont il s'est emparé, dans l'intention de se l'approprier, on tromperait son attente, en même temps qu'on diminuerait ses moyens d'exister. En considérant l'occupation des choses non encore appropriées, comme un des premiers moyens d'acquérir la propriété, les nations ont donc obéi à une loi de leur nature. Elles ont pris le seul parti qui pouvait donner à chaque chose la plus grande utilité qu'elle pouvait avoir, en faisant le moins de mal possible.

Toute chose qui peut satisfaire un besoin, ou procurer une jouissance, et qui peut être exclusivement possédée, est susceptible d'être acquise par occupation; peu importe qu'elle soit animée ou inanimée, qu'elle soit mobilière ou immobilière.

On a, depuis long-temps, élevé la question de savoir si une nation qui découvre une mer, ne peut pas s'en emparer, et en acquérir la propriété, comme d'une île déserte, ou de toute autre terre nou encore appropriée. Dans le seizième siècle, les Portugais, qui avaient fait la découverte d'un passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance, prétendaient avoir acquis la propriété de ce passage, et avoir, en conséquence, le privilége de commerce avec les Indiens par cette voie. Les Hol

landais refusèrent de reconnaître la légitimité de cette prétention, et réclamèrent la liberté des mers, sinon pour toutes les nations, au moins pour eux-mêmes. Grotius intervint dans cette querelle, et, dans un traité qu'il dédia à tous les princes et à tous les peuples libres de la terre chrétienne, il démontra que le principe de l'occupation n'était pas applicable aux mers (1).

Les mers, considérées sous le rapport de la navigation, ne sont qu'un moyen de communication entre divers points du globe, et ce moyen est le seul dont le commerce puisse faire usage. Un passage d'un point à un autre n'est, pour ainsi dire, qu'une vaste route qui n'exige aucune sorte d'entretien, et que toutes les nations peuvent parcourir en même temps, sans se gêner mutuellement. Comme il n'est au pouvoir de personne ni de la rendre meilleure, ni de la dégrader, une nation, quelque fréquent que soit l'usage qu'elle en fait, ne nuit en rien aux jouissances des autres. On ne rencontre donc ici aucune des circonstances qui font considérer l'occupation comme un moyen d'acquérir la propriété.

S'il s'était rencontré une terre qui, après avoir, sans culture, fourni des subsistances à une famille,

(1) De mari libero."

aurait fourni à l'infini et sans travail, à tous ceux qui auraient voulu en prendre, jamais les hommes n'auraient consenti à la soumettre au principe de l'occupation. Ce principe n'a pas eu d'autre objet, en effet, que de donner à toutes les choses auxquelles on l'applique, la plus grande utilité qu'elles peuvent avoir. En faire l'application aux mers qui servent aux nations de moyens de communication et de commerce, ce ne serait pas leur donner une utilité plus grande; ce serait, au contraire, en restreindre l'utilité dans un cercle infiniment petit. L'occupation, qui est un des élémens essentiels de toute propriété, et qui sert ainsi de base à l'existence de toutes les nations, aurait été funeste à l'espèce humaine, si elle avait été un obstacle aux communications des peuples entre

eux.

Les mers, considérées comme moyens de transport, ne sont donc pas plus susceptibles d'être acquises par occupation, que les vents ou que la lumière du soleil; mais il ne faut pas conclure de là que les peuples ne peuvent s'en approprier aucune partie, pour pourvoir à leur sûreté ou à leur existence. On verra, au contraire, lorsque nous nous occuperons du territoire propre à chaque nation, que tous les peuples maritimes considèrent comme une propriété nationale une certaine étendue des mers qui les environnent; qu'ils s'en attribuent

exclusivement la pêche, et qu'ils déterminent les conditions sous lesquelles il est permis aux autres d'y naviguer.

Dans tous les pays, le principe de l'occupation a été admis en pratique long-temps avant que d'avoir été consacré par aucune disposition législative. La raison en est sensible : les peuples ne commencent à écrire leurs lois que lorsqu'ils ont fait quelques progrès dans la civilisation, et établi des gouvernemens plus ou moins réguliers. Avant que d'arriver là, il faut qu'ils aient des terres cultivées, des habitations, des vêtemens, en un mot, des propriétés au moyen desquelles ils puissent exister.

L'occupation la plus importante, celle qui a servi de base à la formation de toutes les propriétés privées, est celle du territoire sur lequel chaque nation s'est développée. Celle-là n'a jamais été ni pu être consacrée par des dispositions de lois écrites, puisqu'il n'existe pas de gouvernement qui serve de lien à tous les peuples, qui détermine leurs rapports mutuels, et s'interpose dans leurs querelles. Elle se règle donc, non par les déclarations spéciales de chaque peuple, mais par les principes qui fixent les rapports des nations les unes à l'égard des autres, et qu'on désigne sous le nom de droit international. Quant aux choses dont s'emparent des particuliers pour en faire des propriétés

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