Page images
PDF
EPUB

du gibier, de faire paître des troupeaux ou de cultiver la terre. Depuis le Kamtschatka jusqu'aux îles de la Sonde, et depuis les rives de la Léna jusqu'aux mers de la Chine, on ne connaît aucune terre qui, dans une saison ou dans l'autre, ne soit parcourue par des hommes qui y cherchent des moyens d'existence. Chaque nation ou chaque peuplade a son territoire particulier, qu'elle ne peut dépasser sans s'exposer à la guerre ; chacune est en possession du sol qui la nourrit, depuis un temps dont personne ne saurait assigner le commence

ment.

L'Afrique présente le même phénomène ; il n'est aucun lieu connu, susceptible d'offrir à des hommes des moyens d'existence, quelque chétifs qu'ils soient d'ailleurs, qui ne soit considéré comme la propriété d'une peuplade qui l'habite ou le parcourt depuis un temps dont l'origine est inconnue.

L'Amérique, quoique couverte d'immenses forêts au moment où elle fut découverte, était occupée par une multitude de peuplades. Chacune d'elles avait son territoire particulier, et ce territoire était limité presque avec la même précision que celui des états les plus civilisés. Les vastes plaines de la partie méridionale furent habitées par des peuples pasteurs, comme le centre de l'Asie, aussitôt qu'on eut introduit dans ce pays les animaux qui font une partie de leurs richesses.

Enfin, les îles innombrables du grand Océan, qu'on désigne aujourd'hui sous le nom d'Océanique ou de Polinésie, et que l'on considère comme une cinquième partie de notre globe, étaient habitées au moment où elles ont été découvertes; une seule a paru déserte aux voyageurs qui l'ont observée; mais elle était inabordable et privée d'eau douce.

L'occupation de toutes les parties de notre globe est donc un fait que les historiens et les voyageurs ont constaté, mais que personne n'a jamais expliqué d'une manière satisfaisante. L'on a bien fait des conjectures sur l'émigration et sur la filiation de quelques peuples; mais ces conjectures, toujours fort vagues, n'expliquent rien relativement à l'occupation primitive et successive des diverses parties de la terre.

Les hommes qu'on a rencontrés dans les contrées les plus barbares, ne vivaient pas dans l'isolement comme des bêtes de proie; partout on a observé l'union permanente des sexes pour l'éducation des enfans. Ce phénomène, produit par des causes inhérentes à notre nature, ainsi que je le ferai voir ailleurs, n'a souffert d'exception nulle part. On verra même plus loin que l'association permanente de l'homme et de la femme, pour la conservation de leur espèce, est encore plus nécessaire, s'il est possible, dans l'état de barbarie que dans

l'état de civilisation. La famille a donc été, dans tous les temps et dans tous les pays, la première et la plus naturelle des associations.

On a trouvé en Europe, il est vrai, deux enfans qui vivaient isolés dans les forêts, et qui avaient pris quelques-unes des habitudes des bêtes sauvages : l'un a été pris dans le Hanovre, l'autre dans le département de l'Aveyron.

Ces deux individus, sur lesquels Montesquieu et Rousseau ont bâti des systèmes, étaient de véritables idiots que leurs parens avaient abandonnés probablement dans l'impossibilité d'en tirer aucun parti; quand on les a observés de près, et pendant assez de temps pour bien les juger, le merveilleux a complétement disparu (1).

Non-seulement on a observé que partout les individus dont le genre humain se compose étaient groupés en familles, mais on a vu que, dans toutes les contrées, les familles se groupaient les unes près des autres. Les voyageurs qui ont visité les pays les plus sauvages, les plus stériles, ceux dans lesquels il est le plus difficile à l'homme de se procurer des moyens d'existence, n'ont jamais découvert une famille vivant dans un complet isolement. Les hordes les moins nombreuses qu'on ait ren

(1) W. Lawrence a donné l'histoire de l'enfant trouvé dans une forêt de Hanovre.

contrées dans les pays les plus arides, tels que l'Australasie et la Terre de Feu, étaient composées au moins de quatre ou cinq familles.

Les hordes qui sont réduites à vivre des produits de la pêche, de la chasse, ou du laitage de leurs troupeaux, ne se permettent pas de parcourir tous les pays dans lesquels elles pourraient trouver des pâturages, du poisson ou du gibier. Chacune d'elles a, comme on vient de le voir, ses forêts, ses lacs, ses rivières; chacune d'elles est circonscrite dans un espace qu'elle considère comme sa propriété, et d'où elle sait qu'elle ne peut sortir impunément. Les pays qui semblent le moins susceptibles d'appropriation, tels que les déserts du centre de l'Asie et de l'Arabie, sont cependant appropriés. Ils sont divisés entre diverses hordes de pasteurs, chacune desquelles parcourt successivement la partie que la nature semble lui avoir assignée (1).

Les violations de territoire produisent chez les sauvages et chez les peuples barbares, des guerres bien plus violentes que celles qui sont produites par la même cause chez les nations policées. Chacun d'eux se montre d'autant plus jaloux de faire

(1) Lahontan, Voy. dans l'Amérique sept.,t. 2, p. 175.— Byron, t. 1, chap. 12, p. 167.- Cook, troisième voyage, t. 5, liv. IV, chap. 1, p. 68, 67 et 66. - Niebuhr, Voyage en Arabie.

respecter le sol qui l'a vu naître et qui le fait vivre, que, quelle que soit l'étendue de ses possessions, il est toujours assiégé par la misère. Violer le territoire d'une horde de sauvages ou de pasteurs pour y prendre du poisson ou du gibier, ou pour y faire paître des troupeaux, ce n'est pas seulement lui faire injure, c'est attaquer ses moyens d'existence, c'est préparer sa destruction (1).

Les guerres fréquentes qu'amènent chez les peuples barbares les violations de territoire, se terminent par des traités, comme les guerres des nations policées; par ces traités, les limites de chaque territoire sont déterminées, reconnues. Une horde de sauvages vend une partie des terres qu'elle oc

yj

(1)* « 'La propriété territoriale, dit un voyageur, n'existe point dans les particuliers sauvages, parce que ne cultivant pas la terre, ou y jetant tout au plus passagèrement quelques grains de maïs, n'ayant pour demeure que de misérables cabanes qu'ils sont toujours prêts à abandonner, cette propriété personnelle doit leur être indifférente, et leur serait même à charge; mais la propriété nationale, celle qui détermine où chaque nation, chaque tribu a le droit de faire ses excursions de chasse, cette propriété existe dans toute son énergie parmi eux. C'est pour la défendre qu'ils se font des guerres terribles, où le plus fort extermine le plus faible, égorge femmes et enfans, tant que la nation ennemie existe, jusqu'à ce que ces malheureux débris aient été s'incorporer, se fondre dans d'autres nations. » (Robin, Voy. dans la Louis., t. 2, chap. 51, p. 307-308. Lahontan, Voy. dans l'Amér. sept., tom. 2, P, 175.)

[ocr errors]
« PreviousContinue »