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deviennent de jour en jour plus rares, ne prouvent rien contre l'existence du phénomène que nous venons d'observer. Tous les jours les magistrats ont à punir des atteintes portées aux propriétés privées; ces atteintes ne sont pas une preuve que la propriété n'existe pas ou qu'elle n'est pas reconnue ; la seule conséquence qu'on puisse en tirer, c'est qu'il est impossible d'empêcher toute espèce de désordre, même dans les sociétés les mieux policées.

Il est rare qu'une nation qui envahit le territoire d'une autre, l'en dépouille complétement, à moins qu'elle ne prenne le parti de la détruire. En général, les conquérans s'emparent des meil leures terres, et les font cultiver par les vaincus, qui leur en livrent les fruits. C'est ainsi que les Romains se rendirent maîtres d'une partie de l'Europe, et qu'ils furent ensuite remplacés par des Barbares venus du Nord; c'est également ainsi que les Tartares se sont établis en Chine. Mais, tôt ou tard la force des choses rend la puissance à la population vaincue, et fait disparaître la race des vainqueurs. Que sont devenus, parmi nous, les descendans des Francs qui envahirent les Gaules au cinquième siècle? On trouverait à peine deux ou trois familles dont l'origine plébéienne ne soit pas démontrée. Le nombre des familles qui sont descendues des conquérans romains n'est peut-être pas beaucoup plus considérable.

De notre temps, il se fait encore des invasions; mais ce ne sont pas des peuples qui en dépouillent d'autres, comme au temps de la république romaine, ou au temps des invasions des Barbares; ce sont des rois qui, par le moyen de leurs armées, étendent leur domination et augmentent le nombre de leurs sujets, c'est-à-dire de leurs tributaires; telle était la domination des Turcs sur les Grecs, et telle est encore la domination de l'Autriche sur une partie de l'Italie, de la Russie sur la Pologne. Les attentats de ce genre deviendront de plus en plus rares; les peuples qui jouissent de leur indépendance et de leur liberté, finiront par comprendre que ce sont des crimes qu'ils ne peuvent laisser consommer impunément, sans compromettre leur propre existence.

Ayant établi comme un fait incontestable, reconnu par l'universalité des hommes, que chaque peuple, considéré en masse, a un territoire qu'il possède exclusivement, et qui forme sa propriété; ayant démontré que ce fait n'est pas seulement

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reconnu, mais qu'il est généralement indestructible, puisqu'à l'exception de quelques pauvres sauvages, il est impossible de dépouiller une nation de son territoire, diverses questions se présentent à résoudre: on peut demander quels sont le fondement et la garantie de cette propriété, quelles en sont les limites naturelles, quelle est la

manière d'en jouir, et comment se forment au milieu d'elle les autres espèces de propriété. Je répondrai en peu de mots à la première de ces questions; les autres seront examinées dans les chapitres suivans.

Quelques écrivains ont attribué, sans beaucoup de raison, l'origine des propriétés privées aux lois civiles, c'est-à-dire aux actes des gouvernemens. On ne peut pas, avec quelque apparence de raison, donner la même origine aux propriétés des diverses nations. Il n'est pas de gouvernement qui ait distribué la surface de la terre aux peuples qui la possèdent, et qui garantisse à chacun la part dont il est en possession. Il serait difficile de dire pourquoi les uns possèdent un territoire fertile, placé sous un beau climat, tandis que d'autres sont relégués sur des terres arides et sous un ciel rigoureux.

Mais, s'il est impossible de rendre raison de la distribution des peuples sur la surface du globe, rien n'est plus aisé que de voir la force qui les retient dans les lieux où ils sont placés : c'est la nécessité. Celui qui voudrait abandonner son propre territoire pour, s'en approprier un meilleur, rencontrerait des obstacles qu'il ne parviendrait jamais à vaincre. S'il était nombreux, il lui serait impossible de se déplacer en masse; s'il ne l'était pas, il s'exposerait à être exterminé. Il n'au

rait pas seulement à vaincre et à détruire la nation dont il voudrait usurper la place : il aurait à vaincre, en même temps, les nations qui prendraient sa défense. Une tentative de cette nature serait si menaçante pour tous les peuples, que celui qui la formerait les aurait tous pour ennemis.

Chaque peuple trouve donc la garantie de son territoire, non dans un gouvernement chargé de faire réguer la justice entre les nations, mais dans la nécessité de le défendre pour se conserver; dans les mers ou les montagnes qui le protégent contre les invasions; dans l'appui des peuples qui ont un intérêt semblable au sien; enfin, dans les obstacles de toute nature qu'il faudrait vaincre pour l'en dé pouiller ce sont toutes ces forces réunies qu'on appele la loi des nations.

CHAPITRE VIII.

Des limites naturelles du territoire propre à chaque nation, et à chacune des principales fractions entre lesquelles elle se divise.

EN passant graduellement de l'état de barbarie à l'état de civilisation, les hommes donnent à quelques-unes de leurs facultés plus de développement; mais ils ne changent pas de nature. Le temps de la gestation, la durée de l'enfance, la faiblesse et les infirmités qui l'accompagnent, sont les mêmes chez une horde de sauvages, que chez une nation civilisée. Il ne faut donc pas être surpris, si, dans le plus bas échelon de l'état social, l'espèce humaine se groupe en familles comme au terme le plus élevé de la civilisation.

Des besoins analogues à ceux qui président à la formation et à la conservation de chaque famille, réunissent diverses familles en peuplades. Cette seconde espèce d'association n'est pas moins nécessaire à la conservation et au développement des familles qui la forment, ainsi qu'on le verra plus loin, que l'union permanente de l'homme et de

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