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CHAPITRE XXV.

QUELLE ÉTAIT LA COMPOSITION DU CONSEIL ÉTABLI PAR ULLOA.
SITUATION DE LA COLONIE APRÈS LE DÉPART DE CE GOUVER
NEUR.-PROTÊT DES OFFICIERS ESPAGNOLS, LOYOLA, GAYARRÉ
ET NAVARRO CONTRE L'ARRÊT RENDU À LEUR ÉGARD PAR LE
CONSEIL SUPÉRIEUR.-REQUÊTE DES HABITANTS AU CONSEIL
POUR L'EXPULSION DE LA FRÉGATE ESPAGNOLE RESTÉE DANS
LE FLEUVE.-ARRÊT CONFORME À LA REQUÊTE.-LE CONSEIL
DES MINISTRES EN ESPAGNE DÉLIBÈRE SI ON GARDERA LA
LOUISIANE.-LA QUESTION EST RÉSOLUE AFFIRMATIVEMENT.—
FOUCAULT JOUE EN MÊME TEMPS LE ROLE DE CONSPIRATEUR
ET DE DÉNONCIATEUR.

1768.

Le nouveau conseil formé par Ulloa pour remplacer le conseil supérieur et auquel on fait allusion dans tous les documents où l'on se plaint de l'administration d'Ulloa, se composait de Loyola, commissaire de guerre, de don Antonio Estevan Gayarré, contador ou président de la cour des comptes, de don Jose Melchior d'Acosta, commandant le paquebot de Sa Majesté Catholique, le Volant, de Reggio, capitaine réformé d'infanterie, de Olivier de Vezin, grand voyer et arpenteur, de la Chaise, conseiller honoraire du conseil français, et Dreux, capitaine de milice.

L'adresse du conseil supérieur envoyée, le 22 novembre, au roi de France, était accompagnée de cette lettre de Foucault au ministre :

"MONSEIGNEUR,

"Par ma lettre du '29 septembre 1766, j'ai eu l'honneur de vous informer de ce qu'avait produit dans l'es

prit des habitants et autres domiciliés de cette colo- 1768. nie, une ordonnance captieuse que M. Ulloa avait fait rendre par M. Aubry, au nom du roi d'Espagne. Depuis ce temps, M. Ulloa n'a cessé de donner à chacun des sujets de mécontentement, et, en dernier lieu, il a paru ici un décret de Sa Majesté Catholique, concernant le commerce de la Louisiane, tout-à-fait opposé à ce qu'on espérait, fondé sur l'acte de cession.

"De tout cela, il est résulté d'abord, que les colons riches et ceux tant soit peu à leur aise projetaient de quitter la Louisiane avec leurs femmes, enfants, nègres et effets, aussitôt qu'il se présenterait des occasions, et que ceux, obligés de passer leur vie ici, parce qu'ils sont sans fortune, hors d'état de jeter les fondements d'un nouvel établissement et chargés de famille, gémissaient de ce que leur sort ne leur permettait pas d'échapper à un joug aussi pesant que celui dont ils étaient menacés de la part des Espagnols, et ne vivaient que dans l'espoir d'être un jour sous un gouvernement plus conforme à leurs mœurs et usages que n'est celui d'Espagne.

"Je croyais donc voir, au premier jour, la colonie privée de ses meilleurs habitants. La réflexion a fait changer ce plan. Le 24 octobre dernier, j'appris que tous les colons réunis faisaient des représentations adressées au conseil supérieur, tendantes à renvoyer de la colonie M. de Ulloa et les autres espagnols qui s'y trouvaient, et qu'à cet effet, ils étaient résolus à se présenter en armes et à arborer le pavillon français. Aussitôt, j'en assemblai un grand nombre. Je leur dis que cette conduite me paraissait bien peu réfléchie, qu'il y avait à craindre qu'elle déplût aux deux rois de France et d'Espagne et que les suites en fûssent funestes pour la colonie; qu'ils trouveraient une voie plus douce et plus analogue au caractère français pour parvenir à leurs fins; que le conseil délibérerait sur une matière

1768. aussi importante, s'il le fallait ; que j'espérais qu'il ne se passerait de leur part rien qui pût troubler le repos et la tranquillité, étant décidé à ne point tenir de conseil, s'ils persistaient dans leur résolution de paraître avec des armes et d'arborer pavillon français. Ils me répondirent que, excepté sept ou huit personnes, toute la colonie faisait des vœux bien sincères pour l'éloignement de M. Ulloa et des autres Espagnols, particulièment contre M. de Ulloa. Mais je me refusai à les écouter. Je me retirai avec des assurances de leur part, qu'ils se comporteraient de la manière la plus décente et la plus paisible et qu'il ne serait nullement question de pavillon. Malgré ces assurances, je n'ai passé que dans la plus grande inquiétude le temps qui s'est écoulé du 24 octobre au 29, que le conseil a prononcé définitivement. Car, M. Aubry ayant fait espérer à M. de Ulloa qu'avec la garnison il le mettrait à l'abri de tout ce qu'on pourrait tenter contre lui, le reste des habitants des bords du fleuve, de dix-huit à vingt lieues, haut et bas, s'étaient rendus à la capitale, le 28, avec leurs armes, et on pouvait craindre que quelques coups ne füssent portés. Le même jour, 28, ces représentations parvinrent au conseil, qui a rendu l'arrêt interlocutoire dont je joins ici copie.

"Mes soins et ceux de M. Aubry, pendant cinq jours, ont calmé les esprits, et quoique, le 29, la troupe étant au Quartier, les habitants, commerçants &c., au nombre de mille environ, dans un emplacement situé à peu de distance de la maison que j'occupe et où se tenait le conseil, fussent assemblés et à portée de prendre les armes au premier signal, pendant que le conseil délibérait sur le sort de M. de Ulloa, qui, dès la veille, s'était retiré avec sa suite à bord de la frégate qui l'avait amené ici, tout s'est passé tranquillement, à cela près que le pavillon français a été arboré dans cet emplacement, et que cette cérémonie a été accompagnée de cris

réitérés de vive le roi de France, vive Louis le Bien- 1768. Aimé.

"M. de Ulloa a satisfait à ce même arrêt. Sa frégate s'étant trouvée hors d'état de partir dans un délai si court, parce qu'il fallait changer les mâts et la carène, il s'est embarqué pour la Havane, avec sa suite, son argent et ses effets, sur un navire français en présence des huissiers audienciers, qui en firent leur rapport au conseil. Il a appareillé de la Balise, la nuit du 16 au 17 du courant, emmenant avec lui l'officier, le sergent, le caporal et six fusiliers du détachement que M. Aubry lui avait donné pour le tranquilliser jusqu'à sa sortie du fleuve.

"M. Ulloa a donné ordre par écrit aux officiers d'administration du roi d'Espagne qui sont ici, d'arrêter toutes les dépenses qui regardent la colonie, pour le compte de Sa Majesté Catholique, jusqu'au 31 octobre dernier inclusivement, à la réserve cependant de celles des postes, qui seraient continuées jusqu'au jour où les comptables auraient reçu, de leur part, des ordres conformes à cet arrangement. Il leur a marqué aussi, qu'aussitôt son arrivée à la Havane, il enverrait ici de l'argent pour acquitter toutes les dépenses, ajoutant qu'ils pourraient prêter à M. Aubry les fonds qui leur resteraient, et dont il aurait besoin pour la solde de sa troupe seulement.

"J'ai l'honneur de vous assurer, Monseigneur, sans trop hasarder, que si M. de Ulloa avait su se conduire ici comme il convient à tout homme placé pour en gouverner d'autres, et surtout une nation dont le caractère et les mœurs diffèrent tant de ceux de la sienne, il aurait dissipé la crainte où l'on était avec raison de ne pouvoir jamais sympathiser avec les Espagnols, fait succéder à cette crainte et à l'aversion, l'harmonie et la bonne intelligence, et pu gouverner avec succès. La réception qu'on lui a faite, à lui et à sa dame, et l'empres

1768. sement avec lequel on a toujours tâché de mériter son estime, lui en étaient un sûr garant. Mais quelle différence! Sans avoir pris possession de la colonie, ni même communiqué aucun des titres dont il disait être porteur, il était fort dûr et fort absolu, d'un accès extrêmement difficile, s'arrogeait tout, ne voulait entendre aucune représentation, témoignait sans le moindre ménagement une haine implacable pour le nom français et marquait tous les jours qu'il a passés ici par des traits d'inhumanité et de despotisme.

"M. Aubry, ayant été instruit de l'ordre que M Ulloa a donné aux officiers d'administration espagnole, m'a fait entendre qu'il se proposait un plan d'arrangement sur les dépenses qui seront à faire pour les besoins du service, et qu'il en conférerait avec moi, après le départ du bâtiment sur lequel partent les députés. Il est fort embarrassé, et ne peut guère être autrement, car les Espagnols n'ont ici que sept à huit mille piastres, trois ou quatre bateaux en fort mauvais état, et très peu de munitions et de marchandises, dont ils ne sont pas disposés à se défaire, n'ayant aucun ordre de M. Ulloa à cet égard; et avec cela, il est difficile de payer les appointements et solde de la troupe, les appointements et gages des autres sujets qu'il faut conserver au service, de suffire aux autres dépenses inévitables, et de fournir à la consommation de la capitale et des postes, jusqu'à la réception de vos ordres, Monseigneur. Mais je ne prendrai rien sur moi. Je ne puis remplir tous ces objets que sur des ordres par écrit, et avec ce qu'il me fera délivrer. Il est assez fâcheux pour moi d'être obligé de me charger de ce détail, dans une circonstance telle que celle-ci, pour que j'évite, autant qu'il sera en mon pouvoir, de tirer des lettres de change pour d'autres parties que celles qui ont rapport à l'arrangement des comptes de cette colonie, ou de répandre aucune espèce de papiers sur la place. Cependant je me concer

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