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fait, et que le roi d'Espagne avait donné les ordres né- 1769. cessaires pour prendre possession de la province. Il ne resta plus rien à faire pour les députés que de revenir rendre compte de leur mission.

Ces députés avaient eu aussi pour instruction de solliciter du gouvernement français un réglement définitif concernant les billets qu'il avait émis et qui formaient, en papier, la circulation monétaire du pays. Le roi de France eut égard à cette représentation, et ordonna que tous ces billets seraient rapportés au trésor, à la Louisiane, avant le 1er. septembre, et seraient convertis en bons portant un intérêt de cinq pour cent jusqu'au paiement final. On se rappelle qu'Ulloa avait offert, en 1766, d'échanger ces billets pour des piastres, en les prenant au taux où leur dépréciation les avait réduits, c'est-à-dire à soixante-quinze pour cent, et que l'on avait refusé, en alléguant que le roi de France les retirerait au pair.

Le 21 mars, Foucault, qui jouait un double jeu, celui de conspirateur et de dénonciateur, avait écrit au ministre pour s'excuser d'avoir convoqué le conseil qui avait expulsé Ulloa:

"Je n'ai fait que céder à la force, disait-il, vu que je n'avais pas cent cinquante hommes à opposer aux mille hommes révoltés qui menaçaient tous les Espagnols. Le même motif m'a fait souffrir, sans beaucoup d'opposition, l'élection de sept à huit syndics pour représenter la masse de la colonie.

"Il est à présumer que si la frégate ne s'en va pas avec tous les Espagnols, il y aura encore des troubles. Il n'y a point à douter que la majeure partie des habitants souhaitait, avec tout le feu qui a paru, le départ de M. Ulloa.

"Mais, si on doit croire quelques bruits sourds, les syndics mésusent de leur pouvoir. Il s'en faut de beaucoup

17C9. que le même nombre d'habitants aient signé les requêtes qui ont donné lieu aux deux derniers arrêts. Cela se trouve en quelque sorte confirmé par la crainte que quelques-uns d'entr'eux m'ont témoigné avoir, d'attendre long-temps le paiement des acquits dont ils sont porteurs, si tous les Espagnols étaient renvoyés. S'il m'était possible de pressentir tous les esprits là dessus, je vérifierais peut-être que ces bruits sont fondés. Cela étant, je prendrais avec M. Aubry un parti capable d'en imposer à quelques particuliers qui se croient des êtres fort importants. Ce sont d'ailleurs d'assez mauvais sujets, fort endettés, qui, à l'envi, semblent avoir en vue de profiter du bouleversement de la colonie pour jouir impunément des avances qui leur ont été faites, et à quelques-uns desquels tout pays est bon, n'ayant aucun bien fonds qui les attache à celui-ci ; je pense que sans eux je ne serais plus témoin de la conduite la plus indécente et la plus audacieuse. Il n'y aurait plus à craindre l'exécution du détestable projet, qu'on assure être formé, d'incendier la Nouvelle-Orléans au premier avis de l'arrivée des troupes espagnoles, si la Louisiane doit toujours appartenir à Sa Majesté Catholique. M. d'Acosta, le capitaine de la frégate, aurait la liberté de se préparer tranquillement à suivre la destination que M. Ulloa lui a donnée avant son départ, ainsi que les autres Espagnols qui voudraient s'embarquer avec lui. Les officiers d'administration de Sa Majesté Catholique ne seraient plus exposés à la contrainte de partir sans avoir le temps de mettre leur comptabilité en règle, et l'on verrait disparaître l'anarchie et la confusion, qui ont pris la place du peu de bon ordre qui régnait dans cette colonie. Mais dans l'appréhension de causer un grand mal pour en éviter un autre, je prends le parti du silence, en attendant les ordres des deux cours de France et d'Espagne.

"Cependant, sans me soucier du mécontentement que 1769. mes oppositions à toutes les entreprises contre les Espagnols ont donné à ces esprits remuants, je ferai usage de tous les moyens les plus praticables pour que ces officiers d'administration restent ici jusqu'à l'arrivée de ces ordres. Il convient qu'ils ne partent pas plus tôt, ne serait-ce que parce que la garnison espagnole des Illinois n'a point encore évacué ce poste, ainsi qu'à cause de ma comptabilité et de la leur, depuis l'arrivée de M. de Ulloa, lesquelles ont rapport l'une avec l'autre, et pour tranquilliser d'honnêtes gens sur le sort de leurs acquits. C'est d'ailleurs conforme à l'arrêt du 29 octobre.

"Vous jugerez, Monseigneur, par tous ces détails, que notre position est bien cruelle. Absolument sans argent, ni vivres, munitions, marchandises d'aucune espèce, pour payer la troupe et pour les autres objets indispensables au service, sans moyen de nous en procurer, en butte aux mauvais sujets qui s'y trouvent, craignant toujours des évènements, et sans autorité pour les prévenir ou les contrôler, que deviendrons-nous, si vous ne changez promptement cette position, en nous envoyant des secours et des ordres ?"

Cette pièce témoigne de la lâche fourberie du commissaire-ordonnateur Foucault. Il avait été, mais le plus secrètement possible, sous le prétexte des devoirs de sa place qui lui imposaient certains ménagements, l'un des chefs les plus actifs de la révolution. Maintenant, il dénonçait ses complices comme de mauvais sujets, fort endettés, qui, à l'envi les uns des autres, semblaient avoir en vue de profiter du bouleversement de la colonie pour jouir impunément des avances qui leur avaient été faites; gens pour lesquels tout pays était bon, n'ayant aucun bien fonds qui les attachât à la Louisiane. Puis il ajoutait aussi que, sans eux, il ne serait plus témoin de

1769. la conduite la plus audacieuse et la plus indécente. Foucault espérait sans doute conjurer par cette trahison le coup qui le menaçait. Du reste, il est à remarquer que, dans cette dénonciation, il confirmait presque littéralement ce que Ulloa et Aubry avaient dit sur les chefs des conjurés.

CHAPITRE XXVI.

DÉPART DE LA FRÉGATE ESPAGNOLE.-PROJET D'UNE RÉPUBLIQUE
FORMÉE PAR LES COLONS.-ARRIVÉE D'OREILLY.-LAFRÉNIÈRE,
MARQUIS ET MILHET VONT À SA RENCONTRE FAIRE ACTE DE
SOU MISSION.—DISCOURS DE LAFRÉNIÈRE.—RÉPONSE D'OREILLY.
-PRISE DE POSSESSION. — CORRESPONDANCE ENTRE OREILLY
ET AUBRY.-ARRESTATION DES PRINCIPAUX CHEFS DE LA RÉVO-
LUTION.-FOUCAULT EST RENVOYÉ EN FRANCE.

On ne peut s'empêcher d'admirer le courage et la 1769. persévérance de ceux qui s'étaient mis à la tête du mouvement du 28 octobre. Car, malgré de nombreuses défections, et quoique Aubry eût maintenant 400 hommes à sa disposition et fût décidé à employer la force contre ceux qu'il appelait des rebelles, ils ne sentaient pas mollir leur audace et voulaient que la révolution suivit son cours. Ainsi, il y eut une autre tentative de faite par eux, pour forcer la frégate à s'éloigner. Aubry écrivait à ce sujet le 23 mai.

"Il y a eu une nouvelle alerte pour faire partir la frégate. Les Allemands devaient venir en ville. J'ai envoyé Messieurs les officiers réformés pour les contenir. Tout est apaisé. M. de Lafrénière y a beaucoup con tribué. On doit lui rendre cette justice, quels que torts qu'il ait eus précédemment.

"Le capitaine de la frégate, craignant enfin que sa présence n'occasionnât des troubles, a mis à la voile le 20 d'avril, après avoir salué la ville de toute son artillerie.

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