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1769. verneur Charles Aubry, mais aussi par le fait de ce que le commissariat espagnol satisfaisait par ordre de don Antonio de Ulloa à toutes les dépenses de la province, dont la France s'était retirée, et le faisait avec l'argent et pour le compte de Sa Majesté Catholique. Les conseillers eux-mêmes, les curés, les officiers et les autres personnes, qui allaient recevoir au dit commissariat leurs pensions et appointements, en étaient des témoins irrécusables.

"Dans le même temps, toutes les affaires de commerce, de guerre et de finances se faisaient par la direction de don Antonio de Ulloa avec tant de notoriété, que les négociants lui demandèrent leurs passeports pour leurs vaisseaux, les commandants des postes, la continuation du commandement, les curés, leur subsistance et la réparation de leurs églises, et les habitants, la permission de faire sortir leurs productions et de se pourvoir de nègres pour l'agriculture. Enfin les conseillers mêmes lui demandèrent quelquefois son approbation dans les matières de justice, ainsi que les témoins que le procureur fiscal a produits pour instruire la cause, l'ont déclaré dans l'interrogatoire B.

"Cet ordre et cette bonne harmonie régnaient dans le gouvernement entre don Antonio Ulloa et Charles Aubry en attendant l'arrivée des troupes espagnoles, et, par ce moyen, le peuple jouissait de la plus grande tranquillité et vivait dans la plus parfaite soumission, lorsque quelques personnes, mécontentes de la nouvelle domination et dégoutées d'un gouvernement qui commençait déjà à se déclarer peu favorable à leur système, à proportion de ce qu'il anéantissait le dégré d'autorité qu'elles avaient acquise dans la colonie, s'avisèrent inconsidérément d'indisposer les esprits, en semant malheureusement parmi les habitants qui ne se tenaient point sur leurs gardes des clameurs séditieuses, en se récriant contre le décret que l'on disait avoir été expé

dié de Madrid, relativement au nouvel établissement de 1769. commerce de la colonie, et en faisant de ce décret la critique la plus propre à exciter une conspiration et à faire secouer le nouveau joug du gouvernement.

"Pour parvenir plus facilement à soulever le peuple, ils employèrent tous les moyens possibles de persuasion pour lui faire croire que ce décret était un coup de foudre qui détruirait sans ressource la colonie, et qui réduirait les habitants à la plus grande misère; à quoi ils ajoutaient que les habitants se verraient bientôt dans un état plus malheureux que celui des esclaves mêmes, et que ce décret les forçait à faire usage du vin abominable de Catalogne, en les privant du vin de Bordeaux, auquel ils étaient accoutumés. Enfin ils se servirent de plusieurs autres discours séditieux qui ne tendaient qu'à échauffer les esprits, et les porter à embrasser plus facilement le parti de la révolte.

"Les mêmes qui répandaient ces discours dans le public ne négligeaient rien pour souffler le feu par des invectives injurieuses contre la législation et le gouvernement espagnols, ainsi que contre la nation. L'horreur et la crainte parvinrent à échauffer les esprits les plus faibles et les plus imprudents. Le mécontentement, et l'appréhension de perdre leurs biens, perte que ceux mêmes qui par leur rang avaient acquis la réputation de gens sages et prudents pronostiquaient comme certaine, s'emparèrent d'eux et bannirent entièrement des cœurs l'obéissance et la fidélité.

"C'est ce qui commença la scène du soulèvement, et tous les colons, à l'exception des notables de la colonie, parlaient hautement de leur mécontentement du gouvernement espagnol et de la nation. Les auteurs de ces murmures profitèrent de cette occasion, et ayant tramé une conspiration, dans plusieurs assemblées qu'ils tinrent à cet effet dans leurs maisons respectives, ils trouvèrent le moyen d'engager quelques habitants et négo

1769. ciants, d'un esprit borné et de peu de jugement, à faire, au nom de leurs communautés, une représentation au conseil pour demander, par la déclamation la plus exécrable contre le gouvernement et la nation, l'expulsion de don Antonio de Ulloa, et de tous les Espagnols.

"Comme c'était M. Foucault, qui faisait les fonctions de commissaire pour la cour de France, assisté de Nicolas de Lafrénière, procureur-général du roi, tous deux personnages jouissant de la plus grande autorité dans la colonie, qui avaient formé cette conspiration, qui la protégeaient de toutes leurs forces, pour des motifs particuliers, et qui donnaient le ton dans les assemblées réitérées qui se tenaient pour concerter les moyens de la faire réussir, ils résolurent de charger de la composition de leur détestable Mémoire, Pierre Caresse, homme d'un esprit inquiet et turbulent, qui jouissait de quelque réputation parmi les négociants, et qui s'était trouvé, conjointement avec Masan, Bienville, Noyan, Milhet l'aîné, Marquis et autres, aux assemblées qui s'étaient tenues avant le soulèvement.

"Caresse ayant été chargé de ce travail, sous la direction de Lafrénière, et étant muni des matériaux que l'animosité et la fureur des chefs lui fournissaient, la représentation au conseil fut formée en très peu de temps. Les plus puissants, et entr'autres Masan, l'ayant signée les premiers, afin d'entraîner les autres par leur exemple, Caresse, Milhet le jeune et d'autres s'offrirent pour la faire signer par les habitants de la ville, et, pour donner plus de force à leurs prétentions injustes, par l'intervention des Allemands et des Acadiens, Joseph Villeré, capitaine des Allemands, homme d'un esprit atroce et plein d'orgueil, s'engagea à séduire les premiers et à leur faire signer le Mémoire; de Noyan fit la même chose auprès des Acadiens, et se servant l'un et l'autre, pour parvenir à ce but, de menaces, de ruses ou de flat

teries, suivant ce que le caractère et les besoins des 1769. habitants l'exigeaient.

"Tous ces mouvements furent tenus si secrets, que Charles Aubry ne les apprit que le 25 octobre de l'année dernière. Il fit aussitôt venir chez lui les deux premiers chefs, Foucault et Lafrénière. Il se servit des raisons les plus fortes, que son honneur et sa fidélité purent lui suggérer, pour les détourner d'une pareille entreprise, qui, indépendamment de l'outrage qu'elle ferait aux deux souverains, entraînerait nécessairement la perte de la colonie, et serait suivie de la fin tragique et déplorable des auteurs de la conspiration. Mais comme tout était dans la plus grande combustion, et qu'on attendait à tout moment les Allemands que Villeré était allé soulever, ainsi que les Acadiens, auprès des quels Noyan avait fait la même diligence, pour les joindre aux milices de la ville, dans le but de soutenir la conspiration, les efforts de M. Aubry furent infructueux, et tout ce qu'il put obtenir, ce fut que Lafrénière lui promît qu'on ne répandrait pas de sang, en assurant qu'il allait sur-le-champ donner des ordres à cet effet. Ce qui est prouvé par la lettre que ce gouverneur français a écrite à votre excellence, et qui est insérée (C).

Le Mémoire fut présenté au conseil, le 25 octobre, par Caresse, Masan, Marquis et autres, ainsi que ce dernier l'a avoué (D). Foucault et Lafrénière, qui étaient les plus intéressés dans cette affaire, voulant faire croire aux habitants qu'ils procédaient légalement, et avec les formalités les plus sérieuses, nommèrent six conseillerssurnuméraires, afin que, conjointement avec les autres conseillers, ils délibérassent le lendemain sur l'affaire en question; et, depuis ce jour-là, Messieurs de Launay et Kernion furent chargés d'examiner les clauses du Mémoire pour en informer le conseil. C'est ce qui a été fait, sans que les uns et les autres aient été arrêtés par la réflexion que la connaissance de cette matière

1769. était au-dessus de la sphère de ce corps de justice, et qu'il n'appartient qu'aux souverains de décider les affaires de cette nature.

"La rébellion éclata le 29. Les milices, d'une part, et les Allemands et les Acadiens, de l'autre, contre la défense de Charles Aubry, prirent les armes sous le commandement général de Marquis, et sous les ordres particuliers de Villeré, de Caresse, et des deux frères Milhet, comme officiers des milices. C'est avec cet appareil que les conseillers délibérèrent sur un point aussi critique que celui d'expulser de la colonie un gouverneur nommé par Sa Majesté Catholique, avec la participation de la cour de France, ainsi que tous les Espagnols qui s'y trouvaient. Comme une partie des conseillers était entrée dans la confédération, et que l'autre avait été gagnée et instruite par les chefs, Foucault et Lafrénière, et que l'arrêt avait été dressé d'avance dans leurs maisons, le conseil décida aussitôt en faveur de la rébellion, ainsi qu'il avait été prémédité, et il ordonna de signifier à don Ulloa de sortir, sous trois jours, de la province avec tous les Espagnols, c'est-à-dire avec toute sa suite, puisqu'il n'y avait d'autres Espagnols dans la colonie que ceux qui étaient employés au service de Sa Majesté. Cependant il fut arrêté que le commissaire (Loyola), le contador (Gayarré), et le trésorier (Navarro), resteraient dans la colonie pour servir de cautions des dettes qui avaient été contractées au nom de la cour d'Espagne. Ce qui est un nouvel outrage fait à l'autorité royale.

"La nouvelle de cette décision fut annoncée aux rebelles qui l'attendaient sous les armes; alors ils arborèrent le pavillon français et ils firent les acclamations de, vive le roi de France, nous ne voulons point d'autre roi, en rendant, par ces dernières paroles, plus criminelle encore leur offense envers sa Majesté Catholique, souverain du pays. En effet, par cette exclusion, ils mar

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