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1769. lité où il est d'exercer la charge dont on veut l'honorer. Il est aisé d'imaginer ce qu'on put penser de cette action. On songea d'abord à le conserver: on le mit entre les mains des chirurgiens, qui le guérirent, et il fut fait commandeur des autres nègres de la compagnie. A l'égard de la charge qu'il refusait, un autre nègre moins délicat l'accepta, pour avoir la liberté; en sorte que dans cette colonie l'office de bourreau est exercé par un nègre."

Voici en quels termes, Oreilly rendit compte de ce procès au marquis de Grimaldi, ministre de la marine et des colonies:

OREILLY AU MARQUIS DE GRIMALDI.

"Le procès que l'on suivait ici contre les douze chefs, moteurs et principaux complices du soulèvement arrivé dans cette province est terminé. Six d'entre eux, ayant mérité la mort, ont été condamnés à être pendus; mais un de ces criminels étant mort dans la prison avant l'exécution, il n'y en a eu que cinq d'exécutés, et ils ont été passés par les armes, le 25 de ce mois, à trois heures après midi, parce qu'il n'y a point ici de bourreau. Les six autres ont été condamnés à la prison dans un château, savoir: un pour toute la vie, deux pour dix ans et trois pour six ans, et l'on a confisqué les biens de tous les douze.

"Les six qui ont été condamnés à la prison partent aujourd'hui pour une des forteresses de la Havane. J'envoie au capitaine général de cette place une expédition du jugement, afin qu'il le mette à exécution.

"Les biens de ces prisonniers étaient sequestrés depuis le commencement de l'instance criminelle. Je viens de donner des ordres pour procéder à la prompte liquidation de ces biens suivant les lois, afin qu'on applique au fisc ce qui lui appartient, et qu'on remette aux veuves et aux créanciers ce qui peut leur revenir.

"Ce jugement répare pleinement l'insulte faite à la 1769. dignité et à l'autorité du roi dans cette province, ainsi que le mauvais exemple qui avait été donné aux sujets de Sa Majesté. Tout le monde reconnait la nécessité, la justice et la clémence de ce jugement qui donne un exemple dont le souvenir ne s'effacera jamais. Ce qui le rend encore plus efficace, c'est la grande diligence avec laquelle cette affaire a été menée, et l'évidence des preuves sur lesquelles le jugement a été rendu.

"Je recevrai désormais avec une douceur marquée tous ceux qui par séduction ont signé la première représentation faite au conseil, et ce sera une grande consolation pour le public, quand il saura que je ne laisserai dans cette province aucun souvenir de ce téméraire attentat. Je concilierai et je tranquilliserai les esprits par tous les moyens en mon pouvoir, et rien ne sera plus propre et plus efficace pour y parvenir, que de leur faire savoir qu'on oubliera pour toujours tout ce qui s'est passé, et que chacun trouvera dans le gouvernement la protection et la faveur qu'il méritera."

On voit qu'Oreilly n'a pas l'air de se douter d'avoir outre-passé ses pouvoirs et ne se met point en peine de donner aucune raison pour s'être écarté des prétendues instructions dont parle le marquis de Grimaldi au comte de Fuentes, ambassadeur d'Espagne en France. Il est donc probable qu'il ne les avait pas reçues. Car si Oreilly prit la responsabilité de faire mourir ceux qu'il n'avait que le droit d'exiler, il est naturel de penser qu'il se serait hâté de donner des raisons pour justifier une conduite aussi étrange. Loin de là, il s'applaudit de la clémence avec laquelle il a traité les coupables, et semble être convaincu qu'il a mérité l'approbation de son gouvernement ainsi que celle du reste du monde.

CHAPITRE XXVIII.

DÉPART D'AUBRY.-SA MORT.-ORGANISATION DU GOUVERNEMENT
ESPAGNOL DANS LA COLONIE.-ORDONNANCES D'OREILLY.—RE-
CENSEMENT DE LA NOUVELLE-ORLÉANS.-DÉPART D'OREILLY.
-UNZAGA LUI SUCCÈDE.-BIOGRAPHIE D'OREILLY ET DE CHAR-
LES III.

1769.

PENDANT que ces évènements se passaient à la Louisiane, il paraît que le conseil d'état en France s'en était préoccupé et avait voulu s'en faire rendre compte. Car on trouve dans les cartons du ministère de la marine un document intitulé:

"Feuille présentée au conseil du Roi.

5 septembre 1769.

"On a fait par une première feuille le détail de tout ce qui s'est passé à la Louisiane de la part des habitants. Il reste à rendre compte de la conduite du conseil supérieur et des motifs qui l'ont déterminé.

"M. d'Ulloa n'ayant pas fait enrégistrer ses pouvoirs, il ne pouvait strictement être regardé que comme un étranger soumis aux lois du pays qu'il habitait. Les actes d'autorité qu'il s'était permis étaient un attentat à l'autorité légale exercée par Messieurs Foucault et Aubry. La création d'un conseil particulier non revêtu des formalités prescrites était une infraction aux droits du conseil supérieur qui, suivant la lettre de M. le duc

de Choiseul, du 21 avril 1764, devait, même après la 1769. prise de possession légale, rendre la justice comme auparavant.

"M. d'Ulloa, regardé comme étranger, ne pouvait rendre aucune ordonnance de police et de commerce. Celle qu'il s'est permise de proclamer, tendant à la destruction des lois civiles et politiques de la colonie, lois qui devaient être suivies après l'acte de cession, était soumise au jugement du conseil supérieur chargé de veiller aux intérêts des habitants. Par respect pour les ordres du roi, il n'a pas voulu casser l'ordonnance de 1766. Il a préféré les voies de conciliation, et il était parvenu à tranquilliser les esprits. Mais les vexations commises depuis par M. de Ulloa avaient tellement aigri les habitants, que la modération aurait peut-être été plus dangereuse que le parti auquel s'est déterminé le conseil supérieur. Mille hommes, armés et disposés à tout entreprendre, attendaient le résultat de l'assemblée du conseil supérieur. Ils ont même député un d'entr'eux pour savoir le jugement, et ils auraient certainement chassé d'eux mêmes M. d'Ulloa, si le conseil supérieur n'avait eu l'honnêteté de le prier de se retirer de la colonie.

"Il est certain que la source du mal vient des vexations commises par M. d'Ulloa, et que le défaut d'enrégistrement de ses pouvoirs n'a été qu'un prétexte que l'on n'aurait jamais fait valoir, si M. d'Ulloa eût eu une conduite sage et analogue à celle du gouvernement français. Mais on fait observer que si M. d'Ulloa a des torts, le conseil supérieur n'en est pas moins repréhensible. Lorsque les habitants ont présenté leur requête, le conseil supérieur a rendu un arrêt qui nomme deux rapporteurs et six assesseurs d'office. Le lendemain est intervenu l'arrêt qui renvoie M. d'Ulloa.

"Le jugement précité du conseil supérieur, sur une affaire aussi délicate, décèle son intelligence avec les

1769. habitants. A peine instruit du contenu en la requête, et avant d'être persuadé de la vérité des faits y énoncés, le conseil prévoit qu'il sera dans le cas de porter un jugement qui exige un nombre compétent de voix, et il en nomme d'office.

"Le conseil supérieur a excédé ses pouvoirs en nommant des assesseurs d'office. C'est un droit de la royauté. Il ne pouvait l'ignorer, et il devait se servir de ces moyens pour éluder de prononcer sur la requête des habitants.

"Quels que soient les torts de part et d'autre, il est certain que les habitants de la Louisiane sont determinés à ne pas souffrir le joug espagnol, et qu'ils se donneront plutôt à l'Angleterre. En attendant la décision de la cour d'Espagne, il paraît indispensable de procurer des secours en tous genres à cette colonie, dont elle est si dépourvue, que les administrateurs actuels sont contraints de recourir à la Nouvelle-Angleterre."

Aubry partit de la Louisiane à bord du brigantin, le Père de Famille, se rendant à Bordeaux. Ce navire sombra dans la Garonne, près de la tour de Cordouan. Il ne se sauva que le capitaine, un médecin, un sergent et deux matelots. Le roi, pour témoigner sa satisfaction de la conduite et des services d'Aubry, accorda une pension à son frère et à sa sœur. Avant le départ d'Aubry, il lui avait été offert, à la Louisiane, un grade élevé dans l'armée espagnole, s'il voulait y entrer; mais il avait refusé, préférant consacrer le reste de ses jours au service de son pays.

Après avoir réglé la grande affaire de la révolution, Oreilly s'occupa de l'organisation de la province. On se rappelle que Louis XV, dans sa lettre à d'Abbadie, avait manifesté le désir que la Louisiane conservât les lois et les usages auxquels elle était accoutumée, et l'espérance que son cousin, le roi d'Espagne, aurait égard à l'expression de ce vou. Oreilly, nonobstant cette mani

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