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CHAPITRE XIX.

MÉSINTELLIGENCE ENTRE MESSIEURS DE VAUDREUIL ET MICHEL
DE LA ROUVILLIÈRE.—ÉTAT MORAL, MILITAIRE, COMMERCIAL ET
AGRICOLE DE LA COLONIE.-MORT DE M. MICHEL DE LA ROU-
VILLIÈRE.-M. D'AUBERVILLE EST NOMMÉ À SA PLACE.-LE MAR
QUIS DE VAUDREUIL EST ENVOYÉ AU CANADA.-M. DE KERLEREC
LUI SUCCÈDE.-QUERELLE ENTRE LES CAPUCINS ET LES JÉSUI-
TES-MORT DE D'AUBERVILLE.-IL EST REMPLACÉ PAR ROCHE-
MORE. QUERELLE ENTRE KERLEREC ET ROCHEMORE.

1751.

Le marquis de Vaudreuil et M. Michel de la Rouvillière s'étaient, dans le commencement de leur administration, assez bien entendus. Ils étaient surtout parfaitement tombés d'accord sur la création du papiermonnaie, que le gouvernement français avait ensuite désapprouvé. Mais c'eut été une chose trop rare que de voir un gouverneur et un commissaire-ordonnateur continuer de vivre en bonne intelligence et s'occuper ensemble des intérêts du pays. Depuis plus d'un demi siècle d'existence, la colonie n'avait pas encore vu une pareille merveille; aussi l'harmonie qui régnait entre M. de Vaudreuil et M. Michel de la Rouvillière ne devait-elle pas être de longue durée, comme on le verra par cette dépêche du 15 mai, écrite par M. Michel.

"Au poste du détour, dit-il, M. de Vaudreuil a placé le sieur Duplessy, enseigne de nouvelle recrue, sans capacité ni expérience. Cet officier, étant ivre, y a maltraité le garde magasin Carrière. Mais le gouverneur a pris le parti de l'officier, car qui dit officier dit tout. Quand on prononce ce nom d'officier, il faut que tout

le monde tremble! Aussi, dès qu'un de ces Messieurs 1751, a un démélé avec un particulier, il ne manque pas de lui dire aussitôt: savez-vous bien que vous parlez à un officier?. Et si, par hasard, l'affaire vient devant moi, le plus grand motif de défense est de me dire: comment, Monsieur, il ose parler ainsi ou agir ainsi avec un officier! Et quoique l'officier ait tort, la partie adverse est toujours condamnée, parceque les militaires dominent au conseil par le gouverneur, le major, et ses flatteurs.

"Il n'y a aucune justice à attendre de M. de Vaudreuil. Il est trop paresseux, trop nonchalant. Sa femme est trop maligne, trop passionnée, et a de trop forts intérêts dans tous les postes et dans la ville, pour que le gouverneur ne soit pas obligé de ménager servilement le corps des officiers et bien d'autres.

"Il devait détruire les abus du temps de la compagnie, mais il s'en est bien gardé. Ils flattent sa vanité, puisqu'il se trouve le maître absolu de tout, et favorisent ses entreprises. Les troupes et les anciens conseillers y trouvent aussi leur avantage, puisqu'ils vexent le public impunément, comme ils l'ont toujours fait, au moyen d'une cour servile qu'ils font au gouverneur."

M. de Vaudreuil n'était pas en reste avec M. Michel sous le rapport des récriminations, et, le 20 juillet, il écrivit pour se plaindre de la mauvaise volonté de M. Michel a fournir les postes de ce dont ils avaient besoin. Ce qui produisait, prétendait-il, le plus mauvais effet et provoquait trop souvent la désertion des soldats.

"Les Chactas, dit-il, s'impatientent de ne pas recevoir leurs présents. Ce retard est très fâcheux et peut avoir les plus funestes conséquences. Je sais même qu'il y a déjà eu quelques pourparlers avec l'Anglais. M. Michel ne cherche qu'à contenter son amour propre et son penchant au despotisme."

1751.

Le même jour que M. de Vaudreuil écrivait cette dépêche, c'est-à-dire, le 20 juillet, M. Michel envoyait, à son tour, l'exposé suivant :

"Les Chactas qu'on veut à tout prix ménager sont une dépense énorme pour le roi. Messieurs de GrandPré, commandant de ce poste, et Desilets, traiteur, sont venus ici comme plénipotentiaires, laissant beaucoup de marchandises au poste de Tombekbé et M. Populus de St.-Protais commandant par intérim. Ils ont séjourné ici dix mois sous divers prétextes, et lorsqu'on les a priés de s'en retourner, sur l'avis que leur présence était nécessaire, ils ont demandé un lot considérable de marchandises, qui sont très chères et qu'ils prennent comme d'usage au prix de France. J'ai refusé, mais M. de Vaudreuil a donné un ordre pour un lot double, malgré mes observations.

"Il n'y a point à douter, Monseigneur, que le gouverneur n'ait un tiers dans ce poste, à son profit, ainsi que dans tous les autres. Personne n'en doute ici. M. Lenormant a dû vous le prouver par ses mémoires et par le cautionnement de M. de Vaudreuil en faveur des précédents commandants de postes et fermiers de traites. Il est trop haut pour en avoir servi, si son intérêt ne l'y eut forcé. Ce sont toutes créatures canadiennes et ses parents ou alliés, de lui ou de sa femme, qui occupent tous les postes.

"M. de Pontalba, le seul qui n'est pas de cette clique, ne possède la Pointe Coupée que parce qu'il est de moitié avec Mme la gouvernante. C'est de lui que je le tiens, et il ne tirera pas sûrement au sort avec les autres pour la distribution des compagnies. On ne manquera pas de trouver des prétextes aussi spécieux pour le poste de Tombekbé, où le commandant, M. de Grand-Pré, ne tirera pas non plus au sort, tandis qu'on a refusé de placer M. de la Houssaye au Détour pour y fixer les nouveaux habitants, pour lesquels il se donne beaucoup

de soin. On a envoyé des farines suivant l'usage à Tom- 1751. bekbé pour la troupe. Mais on l'a vendue aussi suivant l'usage, et l'on a fait manger du maïs aux soldats, dont huit ont déserté.

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"A peu près dans le même temps, M. Delino, enseigne, parent de M. de Vaudreuil, et commandant aux Arkansas, ayant appris qu'il y avait de nouvelles troupes arrivées et que tous les officiers devaient tirer les postes au sort, pour s'assurer du sien qui est un des meilleurs de la colonie, est parti, sans congé ni permission, de son poste, où il a laissé un caporal pour commandant. Il est arrivé ici au grand étonnement de tout le monde. M. de Vaudreuil, qui en a senti la conséquence, l'a fait repartir sous deux fois vingt quatre heures, mais sans aucun châtiment. A son arrivée à son poste, M. Delino a trouvé maison nette, le caporal et le reste de la garnison ayant déserté. Ils avaient enlevé tout ce qu'ils avaient pu emporter. Voilà ce qui augmente les dépenses, sans que l'ordonnateur y puisse rien.

"Il n'y a point de discipline. On passe tout au soldat, pourvu qu'il boive son argent à la cantine, où on lui donne des drogues qui ruinent sa santé. Depuis quelques mois, il n'y a pas moins de cent malades à l'hôpital.

"Il y a ici au moins soixante officiers qui montent à peine une garde tous les cinquante jours. Pas un n'est destiné ou désigné pour faire la visite des casernes, où règne la malpropreté la plus dégoûtante. Les soldats y font d'ailleurs ce qu'ils veulent. On leur passe tout, dis-je, pourvu qu'ils aillent boire à la cantine. Malgré les réglements, ils en sortent le vin et les spiritueux, qu'ils survendent aux nègres et aux sauvages. Cela a été prouvé dix fois. Tout le monde l'a vu, et on n'y met aucun ordre. J'en ai parlé plusieurs fois à M. de Vaudreuil; mais au lieu de diminuer, cela ne fait qu'augmenter. C'est M. de Belle Isle, aide-major, qui afferme la cantine, la fait régir et donne une somme au major,

1751. d'autres disent aussi à Mme la gouvernante. Ce qui est sûr, c'est que M. de Vaudreuil a tiré sur le trésor, en faveur de M. de Belle Isle, un billet de dix mille livres sur ses appointements, ce qui a servi à acheter le vin qui se boit à la cantine.

"D'ailleurs, Mme de Vaudreuil est capable d'un commerce plus bas. Elle a ici affaire à tout le monde et elle force les marchands et les particuliers de se charger de ses marchandises, pour les vendre au prix qu'elle taxe. Elle a un magasin chez elle de toutes sortes de drogues, que son maître d'hotel vend, et, lorsqu'il n'y est pas, elle prend bien l'aune et la mesure. Le mari ne l'ignore pas. Il en retire un bon revenu, et c'est le motif de tous ses désirs et de ses occupations.

"Le premier usage qu'on a fait de l'ordre donné par vous, monseigneur, de mettre un cadet dans chaque compagnie, a été d'y placer des enfants qui viennent de naître. Il y en a de quinze mois à six ans, qui comptent pour la distribution des vivres."

M. Michel continue d'entrer dans les détails des abus d'autorité commis par les officiers, qu'il prétend être tout puissants par l'appui de M. de Vaudreuil, ainsi que par celui du conseil. Il ajoute que beaucoup d'habitants sont obligés d'abandonner la colonie pour éviter des vexations. Il se plaint de la mauvaise conduite de M. Fleuriau, procureur général, qu'il taxe de suffisance, d'ignorance et de passion. On voit que M. Michel de la Rouvillière en voulait à peu près à tout le monde. Si la moitié de ce qu'il dit est vraie, la colonie devait être dans une situation morale bien déplorable. Car la plus honteuse vénalité y régnait, et l'exemple de la corruption venait d'en haut. C'était un reflet de ce qui se passait alors en France.

Le 30 novembre, il y eut un arrêt du conseil d'état qui prorogeait pour dix ans l'exemption des droits d'entrée et de sortie sur les denrées et marchandises que les né

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