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que vous sentez que vous êtes dans l'ordre. Une joie secrète se répand dans votre ame, vous portez par-tout avec vous une paix délicieuse. Vous savez donc Théotime, qu'il y a des actions qui sont bonnes et d'autres qui sont mauvaises : comment le savez-vous? par vous-même. Il y a en vous une lumière vive et pénétrante, qui vous montre cette vérité si clairement, que vous ne pouvez pas ne pas la voir: or, sachez que cette lumière est dans tous les hommes, et que chacun d'eux éprouve en soi tout ce qui se passe en vous quand vous faites le bien ou le mal.

Vous ne pouvez pas dire ici, que vous ne savez pas, à proprement parler, qué certaines actions sont bonnes, et que d'autres sont mauvaises ; mais que Vous le croyez, parce que vos parens, vos instituteurs ou d'autres personnes vous l'ont dit. Non, mon cher Théotime, vous ne pouvez pas parler ainsi. Car, 1.o vous savez très-bien que, tout jeune que vous êtes, vous avez discerné par vous-même, ( et avant que qui que ce soit vous en eût averti ) la bonté et la méchanceté de certaines actions. La crainte que vous avez toujours eue de les faire, ou la honte que vous avez éprouvée malgré vous en les faisant, en est pour vous une preuve bien convaincante. En second lieu, n'est-il pas vrai que dès qu'on vous a dit que le mensonge, la trahison,

le vol, l'homicide, l'ingratitude, la désobéissance à ceux qui sont faits pour nous commander, étaient des vices, votre esprit a reçu ces vérités si promptement, et y a donné une approbation si pleine et si entière, qu'il vous semblait qu'on vous disait ce que vous aviez toujours su? Et en effet vous l'aviez toujours su; mais vous n'y aviez point encore pensé distinctement. Quand on a énoncé ces vérités en votre présence, vous les avez approuvées plutôt que vous ne les avez apprises. Il y a donc en vous une lumière qui vous fait discerner le bien et le mal, comme il y en a une qui vous fait connaître le vrai et le faux. Ainsi, quand on vous a dit que deux et deux font quatre, vous n'avez pas donné à cette proposition un assentiment plus prompt et plus sûr que celui que vous avez donné à celleci, l'homicide est une méchante action, quand on l'a fait retentir à vos oreilles.

Toutes les Nations qui existent et toutes celles qui ont jamais existé sur la terre ont toujours été et sont encore aujourd'hui d'accord sur ce point essentiel; toutes les histoires, et toutes les relations qui nous viennent des pays étrangers, en font foi, et je pourrais dire tous les hommes, sans en excepter un seul.

Il n'est point d'homme méchant, qui n'ait honte de sa méchanceté; il n'est point d'homme méchant, qui ne déteste

la méchanceté d'autrui ; et tous les hommes, soit bons, soit méchans, estiment et louent la vertu.

Quoi ! Théotime, celui qui tue un homme, et celui qui sauve la vie à un autre ; le fils dénaturé qui outrage son père, et le fils bien né qui respecte et honore le sien; l'usurpateur du bien d'autrui, et l'homme juste; le traître, le perfide, et l'homme droit et sincère, seraient aussi bons et aussi estimables l'un que l'autre ? Le premier ne mériterait ni blâme ni punition; le second ne serait digne ni d'éloges ni de récompenses? Quoique vous ne soyez encore qu'un enfant, je défie tous les hommes ensemble de vous persuader ce paradoxe.

Ils ne l'entreprendront jamais; ils se contrediraient eux mêmes d'une manière trop choquante: car si rien n'est ni juste ni injuste; si aucune action n'est ni bonne ni mauvaise; si le vice et la vertu n'ont ensemble aucune opposition véritable, et ne sont différens que de nom, pourquoi donc les hommes ont-ils fait des Lois pour récompenser les belles actions et pour punir les crimes? pourquoi les flétrissures et les supplices contre ceux qui commettent des crimes?

Il y a donc, mon cher Théotime, une différence réelle entre le bien et le mal moral, ou, ce qui revient au même, il y

a des actions qui, par elles-mêmes et de leur fond, sont bonnes et louables, et d'autres actions qui, par elles-mêmes et de leur nature, sont mauvaises et punissables. Nous sommes obligés, malgré nousmêmes, d'en convenir; parce que nous le sentons en nous; parce que nous le voyons dans leur essence. Nous ne regardons pas ces actions comme bonnes ou mauvaises, parce qu'on nous l'a dit ainsi; mais parce que la conformité ou l'opposition qu'elles ont avec un ordre immuable dont l'idée est en nous, frappe nos esprits, et y porte une conviction dont nous ne pouvons nous défendre. La différence qui est entre le bien et le mal moral, n'est donc pas une différence de convention ou de préjugé, mais une différence indépendante de tous préjugés et de toutes conventions; une différence inhérente à la nature de nos actions, et tirée de leur fond.

Les hommes, on en convient, peuvent regarder un vice particulier comme une vertu, et réciproquement, une vertu particulière comme un vice. On en a des exemples qui ne peuvent être con testés. On sait qu'il est arrivé, nonseulement à des particuliers, mais à des peuples entiers, de tomber dans cette

erreur.

Mais remarquez, 1.° Théotime, que jamais dans aucun homme, et à plus forte

raison chez aucun peuple, les idées n'ont été tellement confondues, qu'on ait pris tout vice pour toute vertu, et toute vertu pour tout vice; ou tous les vices pour des vertus, et toutes les vertus pour des vices. 2.° Que jamais on n'a vu aucun peuple, ni peut-être aucun homme, qui n'ait reconnu ni vice ni vertu, et qui ait regardé toutes les actions comme indifférentes d'ellesmêmes. 3.o Qu'il y a certaines vertus qui l'ont toujours été par tout, et certains vices qui ont toujours été regardés comme tels chez toutes les Nations. 4.° Qu'il ne s'est jamais trouvé aucun peuple, ni peutêtre aucun homme, dont on n'ait pu rectifier les idées, quand il avait changé quelque vertu en vice, ou quelque vice en vertu. Nous avons donc en nousmêmes des notions claires, précises et ineffaçables du bien et du mal moral, du vice et de la vertu ; et nous ne pouvons perdre ces idées, qu'en changeant de nature.

De l'existence du bien et du mal moral, mon cher Théotime,il faut nécessairement conclure celle de la liberté humaine. On ne peut prouver la première vérité, sans démontrer la seconde. Car, si les hommes ne sont pas libres, c'est-à-dire, s'ils agissent toujours par nécessité et non par choix; ou, ce qui revient au même, si une force secrète, mais irrésistible, les

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