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nuque est particulier aux chiens et aux chats heureux d'être caressés. Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent cette scène et le paysage romantique qui la complète.

Le succès général qu'obtient ce tableau et la curiosité qu'il inspire prouvent bien ce que j'ai déjà dit ailleurs, que Delacroix est populaire, quoi qu'en disent les peintres, et qu'il suffira de ne pas éloigner le public de ses œuvres, pour qu'il le soit autant que les peintres inférieurs.

Marguerite à l'église appartient à cette classe déjà nombreuse de charmants tableaux de genre, par lesquels Delacroix semble vouloir expliquer au public ses lithographies si amèrement critiquées.

Ce lion peint à l'aquarelle a pour moi un grand mérite, outre la beauté du dessin et de l'attitude : c'est qu'il est fait avec une grande bonhomie. L'aquarelle est réduite à son rôle modeste, et ne veut pas se faire aussi grosse que l'huile.

Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du xix siècle : c'est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de toutes ses œuvres, et qui s'exprime et par le choix des sujets, et par l'expression des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakspeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine; il les connait à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu'on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux: Dante et Virgile, Le Massacre de Scio, le Sardanapale, Le Christ aux Oliviers, le Saint Sébastien, la Médée, Les Naufragés, et l'Hamlet si

raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs environnantes; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople; la vieille, si morne et si ridée, dans Le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d'Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d'intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d'une certaine beauté intérieure. 11 n'exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C'est non seulement la douleur qu'il sait le mieux exprimer, mais surtout, prodigieux mystère de sa peinture, - la douleur morale! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d'un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de

Weber.

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Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apanage, qu'il est souvent contraint de partager avec des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et Véronèse la couleur, Rubens et MichelAnge l'imagination du dessin. Une portion de l'empire restait, où Rembrandt seul avait fait quelques excursions, le drame, - le drame naturel et

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vivant, le drame terrible et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais toujours par le geste.

En fait de gestes sublimes, Delacroix n'a de rivaux qu'en dehors de son art. Je ne connais guère que Frédérick Lemaître et Macready.

C'est à cause de cette qualité toute moderne et toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l'art. Héritier de la grande tradition, c'est-à-dire de l'ampleur, de la noblesse et de la pompe dans la composition, et digne successeur des vieux maîtres, il a de plus qu'eux la maitrise de la douleur, la passion, le geste! C'est vraiment là ce qui fait l'importance de sa grandeur. En effet, supposez que le bagage d'un des vieux illustres se perde, il aura presque toujours son analogue qui pourra l'expliquer et le faire deviner à la pensée de l'historien. Otez Delacroix, la grande chaine de l'histoire est rompue et s'écoule à terre.

Dans un article qui a plutôt l'air d'une prophétie que d'une critique, à quoi bon relever des fautes de détail et des taches microscopiques? L'ensemble est si beau, que je n'en ai pas le courage. D'ailleurs la chose est si facile, et tant d'autres l'ont faite! N'est-il pas plus nouveau de voir les gens par leur beau côté? Les défauts de M. Delacroix sont parfois si visibles qu'ils sautent à l'œil le moins exercé. On peut ouvrir au hasard la première feuille venue, où pendant longtemps l'on s'est obstiné, à l'inverse de mon système, à ne pas voir les qualités radieuses qui constituent son originalité. On sait que les grands génies ne se trompent jamais à demi, et qu'ils ont le privilège de l'énormité dans tous les

sens.

Parmi les élèves de Delacroix, quelques-uns se sont heureusement approprié ce qui peut se prendre de son talent, c'est-à-dire quelques parties de sa méthode, et se sont déjà fait une certaine réputation. Cependant leur couleur a, en général, ce défaut qu'elle ne vise guère qu'au pittoresque et à l'effet; l'idéal n'est point leur domaine, bien qu'ils se passent volontiers de la nature, sans en avoir acquis le droit par les études courageuses du maître.

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On a remarqué, cette année, l'absence de M. PLANET, dont la Sainte Thérèse avait au dernier Salon attiré les yeux des connaisseurs, et de M. RIESENER, qui a souvent fait des tableaux d'une large couleur, et dont on peut voir avec plaisir quelques bons plafonds à la Chambre des pairs, malgré le voisinage terrible de Delacroix.

M. LÉGER CHERELLE a envoyé Le Martyre de sainte Irène. Le tableau est composé d'une seule figure et d'une pique qui est d'un effet assez désagréable. Du reste, la couleur et le modelé du torse sont généralement bons. Mais il me semble que M. Léger Chérelle a déjà montré au public ce tableau avec de légères variantes.

Ce qu'il y a d'assez singulier dans La Mort de Cléopâtre, par M. LASSALE-BORDES, c'est qu'on n'y trouve pas une préoccupation unique de la couleur, et c'est peut-être un mérite. Les tons sont, pour ainsi dire, équivoques, et cette amertume n'est pas dénuée de charmes.

Cléopâtre expire sur son trône, et l'envoyé d'Octave se penche pour la contempler. Une de ses servantes vient de mourir à ses pieds. La composition ne manque pas de majesté, et la peinture est accomplie avec une bonhomie assez audacieuse; la tête

de Cléopâtre est belle, et l'ajustement vert et rose de la négresse tranche heureusement avec la couleur de sa peau. Il y a certainement dans cette grande toile menée à bonne fin, sans souci aucun d'imitation, quelque chose qui plait et attire le flâneur désintéressé.

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Vous est-il arrivé, comme à moi, de tomber dans de grandes mélancolies, après avoir passé de longues heures à feuilleter des estampes libertines? Vous êtes-vous demandé la raison du charme qu'on trouve parfois à fouiller ces annales de la luxure, enfouies dans les bibliothèques ou perdues dans les cartons des marchands, et parfois aussi de la mauvaise humeur qu'elles vous donnent? Plaisir et douleur mêlés, amertume dont la lèvre a toujours soif! Le plaisir est de voir représenté sous toutes ses formes le sentiment le plus important de la nature, et la colère, de le trouver souvent si mal imité ou si sottement calomnié. Soit dans les interminables soirées d'hiver au coin du feu, soit

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