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Dans le sens le plus généralement adopté, Français veut dire vaudevilliste, et vaudevilliste un homme à qui Michel-Ange donne le vertige et que Delacroix remplit d'une stupeur bestiale, comme le tonnerre certains animaux. Tout ce qui est abime, soit en haut, soit en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait toujours l'effet d'une émeute, et il n'aborde même son Molière qu'en tremblant et parce qu'on lui a persuadé que c'était un auteur gai.

Aussi tous les honnêtes gens de France, excepté M. HORACE VERNET, haïssent le Français. Ce ne sont pas des idées qu'il faut à ce peuple remuant, mais des faits, des récits historiques, des couplets et Le Moniteur! Voilà tout jamais d'abstractions. Il a fait de grandes choses, mais il n'y pensait pas. On les lui a fait faire.

M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l'armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popularité, qui ne durera d'ailleurs pas plus longtemps que la guerre, et qui diminuera à mesure que les peuples se feront d'autres joies, cette popularité, dis-je, cette vox populi, vox Dei, est pour moi une oppression.

Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l'épiderme français; comme je hais tel autre grand homme dont l'austére hypocrisie a rêvé le consulat et qui n'a récompensé le peuple de son amour que par de mauvais vers,

des vers qui ne sont pas de la poésie, des vers

bistournés et mal construits, pleins de barbarismes et de solécismes, mais aussi de civisme et de patriotisme.

Je le hais parce qu'il est né coiffë*, et que l'art est pour lui chose claire et facile. Mais il vous raconte votre gloire, et c'est la grande affaire. Eh! qu'importe au voyageur enthousiaste, à l'esprit cosmopolite qui préfère le beau à la gloire?

Pour définir M. Horace Vernet d'une manière claire, il est l'antithèse absolue de l'artiste; il substitue le chic au dessin, le charivari à la couleur et les épisodes à l'unité; il fait des Meissonier grands comme le monde.

Du reste, pour remplir sa mission officielle, M. Horace Vernet est doué de deux qualités éminentes, l'une en moins, l'autre en plus nulle passion et une mémoire d'almanach **! Qui sait mieux

*

Expression de M. Marc Fournier, qui peut s'appliquer à presque tous les romanciers et les historiens en vogue, qui ne sont guère que des feuilletonistes, comme M. Horace Vernet.

** La véritable mémoire, considérée sous un point de vue philosophique, ne consiste, je pense, que dans une imagination très vive, facile à émouvoir, et par conséquent susceptible d'évoquer à l'appui de chaque sensation les scènes du passé, en les douant, comme par enchantement, de la vie et du caractère propres à chacune d'elles; du moins j'ai entendu soutenir cette thèse par l'un de mes anciens maîtres, qui avait une mémoire prodigieuse, quoiqu'il ne pût retenir une date, ni un nom propre. - Le maître avait raison, et il en est sans doute autrement des paroles et des discours qui ont pénétré profondément dans l'âme et dont on a pu saisir le sens intime et mystérieux, que de mots appris par cœur.

HOFFMANN

que lui combien il y a de boutons dans chaque uniforme, quelle tournure prend une guêtre ou une chaussure avachie par des étapes nombreuses, à quel endroit des buffleteries le cuivre des armes dépose son ton vert-de-gris? Aussi, quel immense public et quelle joie! Autant de publics qu'il faut de métiers différents pour fabriquer des habits, des shakos, des sabres, des fusils et des canons! Et toutes ces corporations réunies devant un Horace Vernet par l'amour commun de la gloire! Quel spectacle!

Comme je reprochais un jour à quelques Allemands leur goût pour Scribe et Horace Vernet, ils me répondirent : « Nous admirons profondément Horace Vernet comme le représentant le plus complet de son siècle. »> A la bonne heure!

On dit qu'un jour M. Horace Vernet alla voir Pierre de Cornélius, et qu'il l'accabla de compliments. Mais il attendit longtemps la réciprocité; car Pierre de Cornélius ne le félicita qu'une seule fois pendant toute l'entrevue, sur la quantité de champagne qu'il pouvait absorber sans en être incomVraie ou fausse, l'histoire a toute la vraisemblance poétique.

modé.

Qu'on dise encore que les Allemands sont un peuple naïf!

Bien des gens, partisans de la ligne courbe en matière d'éreintage, et qui n'aiment pas mieux que moi M. Horace Vernet, me reprocheront d'être maladroit. Cependant il n'est pas imprudent d'être brutal et d'aller droit au fait, quand à chaque phrase le je couvre un nous, nous immense, nous silencieux et invisible, nous, toute une génération nouvelle, ennemie de la guerre et des sottises nationales; une génération pleine de santé, parce qu'elle est jeune,

et qui pousse déjà à la queue, coudoie et fait ses sérieuse, railleuse et menaçante *!

trous,

Deux autres faiseurs de vignettes et grands adorateurs du chic sont MM. GRANET et ALFRED DEDREUX; mais ils appliquent leur faculté d'improvisateur à des genres bien différents: M. Granet à la religion, M. Dedreux à la vie fashionable. L'un fait le moine, l'autre le cheval; mais l'un est noir, l'autre clair et brillant. M. Alfred Dedreux a cela pour lui qu'il sait peindre, et que ses peintures ont l'aspect vif et frais des décorations de théâtre. Il faut supposer qu'il s'occupe davantage de la nature dans les sujets qui font sa spécialité; car ses études de chiens courants sont plus réelles et plus solides. Quant à ses Chasses, elles ont cela de comique que les chiens y jouent le grand rôle et pourraient manger chacun quatre chevaux. Ils rappellent les célèbres moutons dans Les Vendeurs du Temple, de Jouvenet, qui absorbent Jésus-Christ.

Ainsi l'on peut chanter devant toutes les toiles de M. Horace Vernet:

Vous n'avez qu'un temps à vivre;
Ami, passez-le gaiement.

Gaieté essentiellement française.

XII

DE L'ÉCLECTISME ET DU DOUTE

Nous sommes, comme on le voit, dans l'hôpital de la peinture. Nous touchons aux plaies et aux maladies; et celle-ci n'est pas une des moins étranges et des moins contagieuses.

Dans le siècle présent comme dans les anciens, aujourd'hui comme autrefois, les hommes forts et bien portants se partagent, chacun suivant son goût et son tempérament, les divers territoires de l'art, et s'y exercent en pleine liberté suivant la loi fatale du travail attrayant. Les uns vendangent facilement et à pleines mains dans les vignes dorées et automnales de la couleur, les autres labourent avec patience et creusent péniblement le sillon profond du dessin. Chacun de ces hommes a compris que sa royauté était un sacrifice, et qu'à cette condition seule il pouvait régner avec sécurité jusqu'aux frontières qui la limitent. Chacun d'eux a une enseigne à sa couronne, et les mots écrits sur l'enseigne sont lisibles pour tout le monde. Nul d'entre eux ne doute de sa royauté, et c'est dans cette imperturbable conviction qu'est leur gloire et leur sérénité.

M. Horace Vernet lui-même, cet odieux représentant du chic, a le mérite de n'être pas un douteur. C'est un homme d'une humeur heureuse et

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