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dant que vos plantations rapportent, vous achetiez les réserves de produits des indigènes, mais cela n'est qu'accessoire, et vous ne devez pas venir ici dans le but de récolter de l'ivoire et du caoutchouc, mais bien de mettre en valeur votre concession. >>

Notre Agent termine sa lettre par l'appréciation suivante :

«Tout ce que je vous dis là est le récit d'une simple conversation, mais une chose intéressante est à retenir M. Dat arrive de France comme Administrateur au Congo; il doit donc avoir reçu des instructions toutes fraîches en ce qui concerne les concessionnaires. De plus, il a passé par Libreville où le Gouverneur Général a dû lui faire plus ou moins la leçon; on ne l'a pas laissé moisir à Brazzaville, puisque trois jours après son arrivée dans cette ville on l'expédiait dans l'Alima. J'estime donc que ce qu'il peut dire, même sur le ton de la conversation, est un reflet de ses propres instructions, et j'en conclus que si c'est là la Direction nouvelle qui doit être imprimée aux affaires Congolaises, les pauvres concessionnaires ont de beaux ennuis en perspective. »

M. Dat n'est pas un Administrateur de carrière, il n'est pas passé par l'Ecole de Droit et par l'Ecole Coloniale; c'est un ancien sous-officier de l'expédition Marchand. L'opinion qu'il a émise est donc celle de ses chefs.

Est-elle juste? Certainement oui sur la plupart des points. Mais quel malheur que de voir un Administrateur qui connaît bien les choses coloniales et qui devrait avoir des idées pratiques, employer des lieux communs tels que la mise en valeur des terrains incultes.

En prononçant cette phrase banale que l'on retrouve si souvent dans les discours et journaux coloniaux, il n'a pas envisagé d'une façon claire, nette et précise, en quoi pourrait consister la mise en valeur, ni de quelle façon elle serait

possible. Si cela est par l'exploitation directe, les concessions d'un million d'hectares sont surabondantes.

Les clauses du cahier des charges sont généralement considérées comme étant la cause principale des difficultés d'exploitation au Congo.

Dans une longue lettre publiée par le Journal des Débats, numéro du 22 Août 1901, un Administrateur d'une Société congolaise, qui signe Un intéressé dans les affaires du Congo, dit:

« Le cahier des charges est, par son essence même, un acte bilatéral le cédant confère des avantages et en retient d'autres, exigeant, en échange, des redevances variées, la mise à flot de bateaux, une part dans les bénéfices, etc., etc. Il s'agit d'une sorte de bail entre l'Etat et les Sociétés concessionnaires, bail dont la durée (trente ans) et le prix sont fixés dans l'acte. Or, il y a évidemment dol, si, l'Etat-propriétaire ne peut donner au localaireconcessionnaire la paisible et légitime jouissance de l'objet loué. Il y a lieu d'appliquer ici le principe de droit commun qui veut que nul ne puisse céder à bail ou autrement ce qu'il n'a pas. L'Etat en cédant au concessionnaire un monopole commercial, dans une région déterminée et en se réservant expressément toutes les prérogatives régaliennes, a de toute évidence assumé les charges régaliennes. Il doit donc, à chacun de ses locataires dans la région louée, la sécurité des existences et des biens, la police et la justice, au moins dans ce qu'elles ont d'essentiel, la libre circulation dans le territoire loué, etc., etc., en un mot, la paisible jouissance de l'objet loué.

<< En est-il ainsi dans la pratique ?

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En aucune façon.

« Logiquement, la revision du cahier des charges s'impose donc, si le Ministre veut poursuivre honnêtement et loyalement l'expérience tentée au Congo. Il est aujourd'hui démontré que l'État avait promis plus qu'il ne pouvait tenir; il est à la fois logique et honnête qu'il diminue le prix de ses faveurs.

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« Arguer de la signature des concessionnaires, pour exiger la stricte observance du cahier des charges, serait de la part de l'État une malhonnêteté d'abord, une maladresse ensuite, car cette façon de procéder amènera la disparition des trois quarts des Sociétés congolaises. Quant aux survivantes, elles auront un boulet au cou qui les empêchera toujours de prospérer.

<< Est-ce là le but qui a été poursuivi ?

« Une deuxième cause de la crise gît dans le mauvais vouloir des agents locaux.

<< A tout seigneur, tout honneur. M. Grodet, le nouveau Gouverneur, après avoir, dans une réunion à laquelle j'assistais, promis monts et merveilles à l' « Union congolaise », n'a tenu aucun compte des desiderata exprimés. Bien au contraire, il a été l'instigateur des mesures les plus funestes Pour être juste, je dois ajouter qu'il a une excuse dans l'état lamentable du budget de la colonie. Si la métropole n'intervient pas pour combler le déficit créé par la mission Marchand d'abord, et ensuite, pour alimenter annuellement le budget normal de la colonie, les mesures prises par M. Grodet amèneront, à brève échéance, des révoltes qu'il faudra réprimer à grands frais. Il me semble qu'en l'occurrence, le proverbe est bien vrai qui dit : « Governer, c'est prévoir. »

<< Pour MM. les Administrateurs locaux, la consigne semble être de ne rien faire pour aider les concessionnaires. »

Peu de jours après la publication de cette lettre, le Journal des Débats (no du 19 août 1901) avait, dans un magistral article sur les concessions du Congo Français, exhorté le Gouvernement à réviser le cahier des charges:

<< Un remaniement de ces conditions, dit-il, une atténuation des charges actuelles pourra donc faciliter l'œuvre de quelques Sociétés; mais il ne faudrait pas croire que le succès de la colonisation au Congo sera par là-même complètement assuré. Le remède d'abord viendra un peu tard pour quelques concessionnaires, mais surtout il faut bien se rendre compte qu'on ne peut pas corriger aujourd'hui une erreur initiale qui a vicié toute cette expérience de colonisation. Cette erreur est qu'on a opéré dans un pays qui, au point de vue économique, était presque complètement inconnu.

« Le Congo avait bien été parcouru par de nombreuses missions, mais par des missions au caractère essentiellement politique; aussi n'étail-on aucunement fixé sur les détails de ses ressources et même sur ceux de sa géographie. C'est ainsi que plusieurs concessionnaires ont eu beaucoup de peine à découvrir les territoires qu'on leur avait assignés, et, après les avoir trouvés, à en fixer les limites. Il est résulté de ces imprécisions des discussions violentes entre plusieurs concessionnaires et aussi des atermoiements préjudiciables aux affaires. On ne savait pas quelle exploitation on pourrait faire dans la région concédée, on ne savait pas davantage si on pourrait facilement écouler les produits obtenus et si, enfin, on aurait la maind'œuvre indispensable à toute exploitation coloniale; il y avait, de ce côté, une effroyable quantité d'inconnues, et, de l'autre, une non moins effroyable quantité de dispositions administratives dont la précision rigoureuse ne le cédait pas au nombre.

« Une expérience tentée dans ces conditions ne pouvait que se faire difficilement; nous venons de montrer que c'est ce qui est arrivé. On semble vouloir s'efforcer en ce moment de corriger les imperfections que l'expérience a révélées et on ne saurait trop encourager l'Administration à entrer dans cette voie il importe que le déchet que présentera l'expérience congolaise soit le moins considérable possible. »

Je sais bien qu'il existe des partisans du statu quo. Ainsi le journal Le Congo Français dans son numéro du 15 août 1901 s'exprime en ces termes :

<< La Commission des concessions coloniales a dû s'occuper, à son tour, des réclamations formulées par certains concessionnaires du Congo Français.

« A l'unanimité, la Commission s'est prononcée pour l'ordre du jour pur et simple. Il lui a semblé que ces propositions n'étaient pas fondées, et qu'aucun incident ne les justifiait. La Commission s'est souvenue qu'elle avait travaillé pendant des mois, d'abord pour rédiger un cahier des charges, ensuite pour examiner les titres des différents demandeurs en concessions, et que, depuis l'époque assez récente où elle s'était livrée à cette enquête consciencieuse, l'Administration avait scrupuleusement rempli toutes ses obligations. »

Mais le Gouvernement ne peut être arrêté par des considérations de ce genre, et il adoptera certainement l'avis du Temps qui, dans son numéro du 29 juillet 1901, disait :

Les difficultés qui proviennent du cahier des charges sont de celles que le Gouvernement peut résoudre. Il suffit de le refaire. Toutes les choses humaines commencent par des ébauches et sont perfectibles, et ce serait un bien faux amour-propre que de considérer ce premier essai de contrat comme quelque chose d'intangible. »

Le Gouvernement partagera aussi l'opinion ainsi exprimée par un ancien ministre des affaires étrangères, M. Gabriel Hanotaux, dans le Journal, numéro du 26 août 1901.

<< Il ne suffit pas de répondre que les choses s'arrangeront d'ellesmêmes; il ne suffit pas de dire que l'État doit se désintéresser des efforts particuliers, et qu'il ne peut prendre la responsabilité des déboires ou des ruines qui accompagnent souvent ces entreprises téméraires. »

Le remaniement du cahier des charges est-il susceptible, quel qu'il soit, de faciliter, autrement qu'en théorie, l'oeuvre des Sociétés concessionnaires? Je ne le crois pas, parce que j'ai la profonde conviction que les grandes concessions, soit de jouissance, soit d'exploitation, soit même de toute propriété ne peuvent pas être utilisées dans les colonies françaises.

Toute modification aux cahiers des charges sera vaine parce que les droits des concessionnaires ne pourraient être efficacement reconnus des indigènes sur un vaste territoire qu'autant que leur exercice aurait été précédé, puis soutenu pendant quelque temps, d'une très vigoureuse opération de police. Or, la France ne peut pas employer de tels moyens de colonisation.

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