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HARVARD COLLEGE LIBRARY H. NELSON GAY

RISORGIMENTO COLLECTION

COOLIDGE FUND

1931

ÉTUDES, RÉCITS, SOUVENIRS

LIVRE II

LES IDÉES, LES SENTIMENTS,
LES ACTES DU PRINCE NAPOLÉON
JUSQU'AU COUP D'ÉTAT

:

Quand Priam s'est assis devant cet Achille dont les mains terribles, dont les mains meurtrières avaient versé le sang d'Hector et de la plupart de ses enfants, il commence à le considérer il est étonné de le voir si beau, si grand, si plein de majesté. Achille, de son côté, quoique le cœur encore plein du désespoir de son Patrocle perdu, n'est pas moins frappé de la haute mine et de l'air de grandeur qui éclatent sur toute la personne de Priam et de la sagesse de ses propos. Les hommes de véritable vaillance jugent de même ceux contre lesquels ils ont le plus âprement combattu, auxquels ils ont donné et desquels ils ont reçu des blessures. Qu'ils réussissent ou non à les vaincre, ils ne les outragent pas, et même dans l'emportement de la

T. II.

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mêlée, ils ne méconnaissent ni leur majesté, ní leur grandeur, ni leur sagesse. Combien nous sommes éloignés de cette longanimité équitable! Au moindre dissentiment nous refusons à celui en qui nous voyons un adversaire les dons et les vertus dont il est le plus manifestement doué, et nous nous acharnons à faire grimacer en caricature le plus noble visage. Il nous est contraire, donc il n'a aucune valeur ni intellectuelle, ni morale. Est-il orateur, on lui refuse l'éloquence. Est-il écrivain, on lui conteste le style. Est-il un politique, il manque d'honneur ou tout au moins de clairvoyance et d'habileté. Sous le règne de Louis-Philippe, le maréchal Soult avait perdu ou gagné la bataille de Toulouse, suivant qu'il était au pouvoir ou dans l'opposition. On m'a conté qu'un professeur allemand, narrant l'histoire de France, se bornait à reproduire sur chacun de nos gouvernements les opinions de nos historiens qui lui étaient contraires. Les Girondins jugeaient la Montagne, les montagnards la Gironde, les républicains Napoléon Ier, les bonapartistes la Restauration, et les uns et les autres Louis-Philippe. Il concluait, au milieu des applaudissements joyeux de son patriotique auditoire, que, de l'aveu combiné de nos propres écrivains, nous étions une nation couarde, sotte, incapable de prévoyance, de suite et de bon sens, en tout point méprisable.

Aucun personnage historique n'a été, autant que l'empereur Napoléon III, en proie au dénigrement systématique et déchaîné. Tout en lui,

la personne comme le caractère, la jeunesse, même la naissance, tout a été noirci, vilipendé. Il n'est pas le fils de son père; avant le pouvoir c'était un fou; après, c'est un bandit; il l'a exercé en rêveur ou en crédule. Il a rarement su ce qu'il voulait; quand il l'a su, il s'en est laissé détourner; ou bien, au contraire, halluciné fanatique, inaccessible aux conseils, il s'est acharné aux visions chimériques : il a été joué par Palmerston, séduit par Cavour, trompé par Bismarck. Je ne tiens compte que des attaques modérées, je ne m'arrête pas à celles qui l'ont traité de Soulouque blanc, de Judas, de Tibère, de boucanier, de chourineur, de Cartouche, de Mandrin déguisé en César, de chacal au sang froid, de pick-pocket, de bouffon, de grotesque, d'insulte à la figure humaine, d'immondice déployée au sommet de l'État, de Césarion, d'infâme Naboléon, dont le palais était le centre de la honte du monde, etc., etc. 1».

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Thiers, dans un admirable morceau sur l'art d'écrire l'histoire, dont il restera certainement un des maîtres, a dit que la qualité essentielle de l'historien, c'est l'intelligence. Sans nul doute, mais à quoi l'intelligence n'est-elle pas à la fois nécessaire et suffisante? N'est-ce pas elle qui a composé la Chapelle Sixtine, Don Juan, Jocelyn, le Discours de la Méthode, le Système des mondes? Il faut donc préciser davantage les deux qualités de l'intelligence indispensables à écrire

1. Napoléon le Petit et les Châtiments.

dignement et utilement l'histoire sont la souplesse et la bienveillance. La souplesse identifie aux situations les plus diverses, la bienveillance, aux caractères les plus compliqués. Sans souplesse, l'historien ne comprend pas les événements, et il les défigure; sans bienveillance, il peint mal les caractères ou il les calomnie. Qui ne sait sortir de soi, de ses préférences, de ses antipathies, de ses systèmes, ne pénètre pas les autres et ne saisit pas le secret des choses. Aussi l'esprit de parti qui procède avec la roideur de la haine, rend absolument incapable d'écrire une véridique histoire. Poussé à son degré supérieur, il donne Tacite et Victor Hugo, égaux par le génie et par l'iniquité.

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N'ayant jamais été possédé de cet esprit, je n'aurai nulle peine à juger Napoléon III. J'ai souvent attaqué ses actes, alors qu'il y avait quelque courage à s'y risquer. Républicain, en vue d'obtenir des réformes sociales et populaires, la liberté des coalitions, du travail, des associations, des réunions, j'ai conclu avec lui un pacte transactionnel, tel que celui établi avec VictorEmmanuel, dans l'intérêt de l'unité italienne, par le républicain Manin et ses amis, et, à certains moments, par Garibaldi et Mazzini. J'ai pu, comme son ministre principal, l'approcher, causer avec lui, le voir agir au milieu des circonstances les plus pathétiques. Depuis, renversé neuf jours après le début des hostilités, j'ai assisté, en spectateur impuissant et désespéré, à son effondrement, qui a été celui de la patrie; il m'a honoré

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