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l'esprit, l'inflexibilité de la conscience, la connaissance approfondie des affaires; le tout rehaussé par une modestie mêlée de bienveil lance; il commença ainsi en maître cette longue carrière dans laquelle ni son talent ni son caractère n'ont faibli un instant.

En outre, à ce conflit le Prince gagna un peu plus de respect. On laissa davantage « cet excellent jeune homme », comme disait Odilon Barrot, maître de quelques-uns de ses actes. On se résigna notamment à ne pas lui imposer un vice-président antipathique et on ratifia son choix de Boulay de la Meurthe. Du reste il fallut bien maintenir provisoirement l'accord dans la maison, car la rue frappait à la porte pour l'enfoncer.

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Le mouvement profond auquel le Prince avait dû son élection ne se ralentissait pas. A la première revue qu'il passa sur les quais et sur les boulevards, en costume de général de la garde nationale, suivi d'un nombreux état-major, en présence de Changarnier, les soldats, malgré l'interdiction réglementaire de faire des manifestations sous les armes, le saluèrent par des cris de « Vive Napoléon », faiblement mêlés de ceux de « Vive la République ! » Quelques gardes nationales de banlieue crièrent même : «Vive l'Empereur! » Dans sa visite des hôpitaux,

du Val-de-Grâce, de l'École polytechnique, de quelques établissements industriels, il avait suscité les mêmes enthousiasmes. Quand il entra dans sa loge du Théâtre-Français la salle entière se leva en l'acclamant. Quelque parlementaire qu'on fût, il fallait bien cependant entendre de pareilles manifestations. Elles ne permettaient guère de considérer comme un soliveau celui à qui elles s'adressaient. Les attaques violentes qu'on lui prodiguait le permettaient encore moins. Certaines haines prouvent qu'on vaut beaucoup. La défaite avait exaspéré celle des ennemis du Prince. Aux États-Unis, les luttes présidentielles sont ardentes, mais elles s'apaisent dès le lendemain du vote; l'élu devient le président de tout le monde, et chacun de s'écrier: « Quel bon président nous avons ! » Telle n'est la coutume de nos démocrates. La souveraineté nationale leur est-elle propice, ils l'exaltent; leur est-elle contraire, ils la bafouent, et malheur à celui qu'elle leur a préféré! Ils l'abreuvent d'outrages et de calomnies, et, sans souci de cette légalité qui ne leur est chère que quand elle les sert, ils préparent les agressions révolutionnaires. Ainsi se montraient-ils après l'élection du 10 décembre. Presque ouvertement ils organisèrent une levée d'armes contre le Président; leurs orateurs remplissaient les séances de motions injurieuses; leurs journaux soufflaient la guerre civile; leurs sociétés secrètes la préparaient.

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Changarnier voyait le péril. A peine en pos

T. II.

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session de son double commandement, il détermine les dispositions à prendre par chacun de ses officiers en cas d'alerte, les maisons à occuper, les patrouilles à ordonner. Il réunit les chefs de l'armée et de la garde nationale, discute avec eux les diverses éventualités d'un combat dans les rues, leur déclare que s'ils étaient coupés, isolés, ils n'hésitent pas à prendre les résolutions les plus vigoureuses, que, quel qu'en fût le résultat, il les couvrirait de sa responsabilité. Quand il est prêt il provoque la dissolution de la garde mobile, héroïque en Juin, devenue depuis un élément de trouble et d'indiscipline. A cette mesure le ministère joint une demande d'interdiction des Clubs. Le parti demagogique croit l'occasion favorable. Comme prélude et signal du soulèvement, LedruRollin dépose à la tribune la mise en accusation du ministère; Proudhon, s'attaquant à la personne même du Président, demande dans le Peuple sa déchéance. L'agitation est immense. Le Président qui, à cette époque, avait coutume de consulter Thiers, lui dépêche Persigny. « Ce pays est perdu, répond Thiers, nous allons tomber dans une anarchie épouvantable, l'Assemblée est dominée par les clubs, Ledru-Rollin maître de la situation; dans huit jours nous aurons la Terreur et l'échafaud. » — Persigny veut le rassurer. «Non, reprend-il, il ne faut pas s'abuser. Dites au Prince que je le plains et que je ne puis rien pour lui. » Persigny insiste encore. Alors se recueillant, il dit : « J'en

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gage le Prince à faire venir de suite le maréchal Bugeaud et à proposer à l'Assemblée de se transporter dans une ville de province, à Châlons ou à Orléans, hors de l'action des clubs, sous la protection de l'armée1. »

Il ne fut pas nécessaire d'attendre Bugeaud pour en finir. Léon Faucher fait fermer le local de la Solidarité républicaine, Changarnier ordonne d'arrêter un colonel de la garde nationale suspect, et déploie ses troupes avec tant de résolution que lorsque le Président, vers le milieu du jour, se présente sur les boulevards, il ne trouve devant lui, au lieu d'insurgés, qu'une population enthousiaste dans laquelle les cris de: Vive Napoléon! comme de coutume, dominaient beaucoup les cris de: Vive la République !

Supposez le Prince tel qu'on vous l'a dépeint, la volpe de Machiavel, le fourbe décidé dès le premier jour à violer le serment qu'il a prêté, l'ambitieux sans vergogne aux aguets pour s'élancer sur la légalité qui lui est confiée: il va se démasquer. Qui l'arrêterait? la victoire a été facile, complète; les « bons >> rassurés lui crient qu'il ne prendra jamais assez de pouvoir; les << mauvais » déconfits croient prudent de se taire; ses amis l'excitent à pousser à bout ses avantages et à balayer une constitution impraticable. Quoi qu'il dise on le soupçonnera; être soupçonné d'un acte n'est-ce pas dans cer

1. PERSIGNY, Mémoires, p. 39.

tains cas un encouragement à l'accomplir? Les hommes d'importance dont il n'est pas encore séparé, Thiers, Molé, Victor de Broglie, Changarnier, se réunissent autour de lui pour délibérer s'il ne conviendrait pas d'en finir par la force avec une assemblée qui délirait et ne voulait pas mourir. Molé était irrésolu; Victor de Broglie mal à l'aise et ennuyé; Changarnier impatient; le Président réservé. Thiers marchait de long en large. Il dit «< que les violences de l'Assemblée ne nuisaient qu'à elle et fortifiaient le pouvoir présidentiel, qu'il ne fallait pas gaspiller l'opération héroïque et douloureuse d'un coup d'État, tant que la maladie n'était pas devenue assez dangereuse pour justifier ce remède. » A mesure que Thiers parlait, la figure du Président s'éclairait, se détendait, visiblement satisfait de ces conseils d'abstention. « Avez-vous vu, dit Changarnier à Thiers en sortant, la mine du Président? C'est un..... » suit une expression d'un mépris débordant. De retour à son quartier général il dit à ses officiers, parmi lesquels le vicomte J. Clary qui l'a attesté: « Le Président a perdu aujourd'hui une belle occasion d'aller aux Tuileries. »

Cette résistance à la première tentation de coup d'État ne provenait pas d'un doute sur son opportunité, elle décelait un parti pris fermement mûri, car rien n'était plus net que la règle de conduite adoptée par ce prétendu rè

veur.

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