Page images
PDF
EPUB

s'agit, cela serait funeste au pays. D'autre part, je considère la restauration de l'une ou de l'autre branche de la maison de Bourbon comme impossible aujourd'hui. Je suis donc d'avis de conserver la république. Mais si je respecte la république, je respecte peu la constitution Marrast. C'est la plus sotte, la plus absurde, la plus impraticable de toutes celles qui ont régi la France. Tout son esprit est dans sa perfidie, dans les conditions exigées pour sa revision et qui rendent cette revision impossible. Nous y sommes comme dans une souricière. Voulez-vous y rester? Pour moi je n'éprouve pas le moindre scrupule à en sortir; je tiens que les grands pouvoirs de l'État peuvent rompre les mailles du filet dans lequel on a voulu perfidement retenir le pays. Ma conscience ne me fera aucun reproche de déchirer, si le salut du pays l'exige, la sale pancarte de MM. du National. L'entreprise ne peut évidemment être tentée qu'avec le concours du pouvoir exécutif. Eh bien! imaginez-vous que nous puissions aller dire au Président : « Jouez avec nous cette partie hasardeuse, engagez-y votre tête, si elle échoue; si elle réussit, vous serez exactement ce que vous êtes aujourd'hui, vous remplirez simplement jusqu'au bout votre mandat actuel. »> Ce ne serait pas sérieux. Vous ne pouvez obtenir le concours du Président qu'en lui offrant quelque chose, la prolongation de son pouvoir ou sa rééligibilité. On ne peut préparer au prince Louis un rôle de niais. Pour rester ce qu'il est, il n'a qu'à se tenir tranquille, déposer le pouvoir à

l'expiration de son mandat, comme Cavaignac; on rendra hommage à sa loyauté et à son désintéressement et il aura la consolation d'être applaudi même par ses adversaires. La revision a donc pour condition nécessaire la prolongation des pouvoirs ou la rééligibilité du Président. Voilà exactement le sacrifice qu'il faudrait obtenir des partis. Y sont-ils résignés? »

Quand il n'était pas aveuglé par un intérêt personnel, nul n'était aussi sensé et aussi lucide que cet Athénien de notre Midi. Dans sa vive causerie il avait posé, débattu, résolu le problème, indiqué la seule solution qui eût prévenu et le coup d'État de l'Élysée et l'insurrection de la rue, dissipé les craintes inspirées par l'échéance menaçante de 1852, immédiatement rendu la confiance aux esprits et la prospérité aux affaires. Cette proposition avait, il est vrai, le tort, la revision ne pouvant être réclamée que dans la dernière législature, d'être inconstitutionnelle et par conséquent de conduire à un coup d'État. Thiers ne l'avait pas dissimulé il avait pris son parti du coup d'État et de la bataille des rues qui s'ensuivrait.

Berryer et ses amis n'entrevoyant, en dehors de la monarchie, que calamités et ne voulant à aucun prix favoriser un coup d'État, repoussèrent péremptoirement le sacrifice demandé par Thiers. Le seul but de la réunion, selon eux, devait être de chercher les moyens de replacer dans l'Assemblée le gouvernement que le dernier message du Prince lui avait ôté. On y par

viendrait en constituant un Comité directeur ayant sur la majorité une action à laquelle le ministère ne saurait prétendre, et en chargeant ce comité de prendre l'initiative de mesures importantes telles qu'une loi électorale, etc.

Thiers répliqua : « Je vais aller plus loin dans la franchise. Je suis philippiste, je ne suis infidèle à aucune de mes affections, mais quand il s'agit du salut du pays toutes les dynasties du monde ne me sont rien, j'en sacrifierai cent si l'intérêt de la France le commande. Peut-on rétablir la branche aînée ou la branche cadette? Peut-on ménager entre elles un arrangement qui ferait cesser leur antagonisme? Si un tel arrangement se concluait à Claremont ou Frohsdorf, je ferais mes efforts pour qu'on le tînt secret, car il augmenterait d'une manière effrayante la force de nos adversaires. Le jour où on pourra nous jeter l'épithète de blancs, nous serons beaucoup plus faibles. Quand j'ai adopté avec mes amis la candidature du prince Louis, avais-je l'espoir de trouver en lui le premier consul? Pas le moins du monde. Certes, le Président a fait des fautes, je les juge sévèrement. Mais, à tout prendre, ces fautes sont moins graves que celles auxquelles on pouvait s'attendre après ses antécédents. Pourquoi donc ai-je appuyé sa candidature? Pour une raison fort simple. J'ai vu au milieu du naufrage un débris monarchique qui surnageait; ce n'était qu'une planche de bâtiment submergé, la Méduse ou le Vengeur, mais celte planche portait le nom du vaisseau. J'ai cru qu'il

fallait s'attacher à ce débris et s'en servir pour établir ce régime semi-monarchique, semi-républicain que nous avons. Eh bien! il s'agit simplement de savoir si l'on veut une continuation de ce régime, un peu plus longue que la Constitution ne le permet. Les partis sont-ils disposés à ce sacrifice? Si on dit non, la question est résolue. Je comprends ce qu'il y a d'honorable dans la persistance fidèle des partis; mais alors, quand on écarte les grands moyens, il ne faut plus traiter dédaigneusement les secondaires ni faire ressortir leur insuffisance, sauf à nous y ramener quand on en indique de plus énergiques.

[ocr errors]

A la fin, la réunion écarta la solution décisive et résolut de s'en tenir à l'expédient d'une loi électorale dont le dépôt serait le premier acte du comité directeur créé en opposition du ministère du Président.

Thiers, entrant dans cet ordre d'idées, dit: « On a parlé d'une loi électorale. Eh bien, je. demande encore sur ce point : à quels sacrifices les partis sont-ils disposés, où s'arrêtera leur susceptibilité constitutionnelle? On ne peut rien faire d'efficace en restant dans l'esprit et dans la lettre de la Constitution, mais on peut, en exigeant que le domicile soit prouvé par l'inscription au rôle des contributions directes, éliminer plusieurs millions d'électeurs des plus dangereux : ce ne sera pas le rétablissement d'un cens, car un cens implique l'idée d'une somme déterminée. La légalité d'une telle mesure est soutenable; si

on viole un peu l'esprit de la Constitution, on ne le fait pas trop sentir. Avec de l'aplomb, beaucoup d'aplomb, on peut soutenir qu'il ne s'agit pas de changer les conditions de l'électorat, mais d'en constater l'existence. »

La réunion approuva, et Thiers se chargea de préparer une loi qui subordonnerait le droit électoral à trois ans de domicile, et établirait, comme preuve de ce domicile surtout l'inscription au rôle des contributions directes. En apportant son projet, il estima à trois millions le nombre des électeurs exclus. « Anzin, dit-il en riant, n'aura pas à se plaindre; sur onze mille électeurs, je ne lui en retranche que neuf. »

V

Le projet arrêté, au moment de le déposer comme une proposition de l'initiative parlementaire et de constituer ainsi, selon la fière proposition de Berryer, à côté du gouvernement de l'Élysée, un gouvernement tiré de l'Assemblée, l'audace manqua aux Burgraves. Ils redoutèrent de ne pas disposer de l'Assemblée sans le concours des ministres et du Président; ils déléguèrent Chasseloup-Laubat et Faucher à Baroche, pour obtenir que le gouvernement prît à son compte et présentât lui-même le projet préparé. Après avoir consulté le Président et ses collègues, Baroche répondit que, la loi devant s'appliquer

« PreviousContinue »