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Décidément il fallait ou se résigner à livrer le pays à deux minorités usurpartrices qui en seraient bientôt venues aux mains, ou se décider à l'opération tranchante. Le coup d'État fut irrévocablement fixé au 2 décembre.

V

Le lundi 1er décembre, jour habituel de réception à l'Élysée, le Président circula dans les salons, affable, souriant, sans qu'aucune ombre trahit sur son front la préoccupation intérieure. Il s'entretint quelque temps avec le préfet de la Gironde, Haussmann, sans lui laisser soupçonner l'acte imminent. En le quittant il lui dit : << Rendez-vous demain matin de très bonne heure au ministère de l'Intérieur ». Le ministre était à quelques pas, Haussmann l'aborde, et le saluant : « Je serai à vos ordres demain matin de bonne heure ». Thorigny le regarde surpris. Haussmann comprend qu'il vient de faire un faux pas et change la conversation. Vers la fin de la soirée, le Prince fit signe à Vieyra, le véritable chef de la garde nationale sous Lawœstine, de s'approcher de la cheminée à laquelle il était adossé. Colonel, êtes-vous assez maître de vous pour ne rien laisser voir sur votre visage d'une forte émotion? - Prince, je le crois. - Eh bien! c'est pour cette nuit. Pouvez-vous affirmer que demain on ne battra pas le rappel? — Oui,

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Prince, si j'ai assez de monde pour porter mes ordres. Allez vous entendre avec Saint-Arnaud. >> Vieyra s'entretint quelques intants avec les premiers venus, puis sortit. Le lendemain il fit crever tous les tambours et mouiller les poudres.

A dix heures le Prince, accompagné de Morny, gagna son cabinet. Saint-Arnaud et Maupas sortirent par la porte opposée et le rejoignirent par l'antichambre. Ils trouvèrent Persigny et Mocquart. Le prince prit un dossier sur lequel il avait écrit: Rubicon. On lut de nouveau les proclamations, on arrêta les dernières dispositions, sans aucune emphase, avec autant de tranquillité que s'il se fût agi de l'affaire la plus simple. A onze heures, au moment de se séparer, le Prince prit dans son secrétaire une petite boîte contenant 40 000 francs. « Voilà toutes mes richesses, ditil gaiement à Saint-Arnaud; prenez-en la moitié, vous en aurez besoin demain pour distribuer quelques gratifications ». Le général ne prit que 10 000 francs. (Le restant de la somme fut remis le lendemain à Fleury.) Puis on se serra la main : << Il est entendu, dit Morny, que chacun de nous y laisse sa peau ».

Le Prince appela Béville, l'un des aides de camp: « Vous vous rendrez à l'Imprimerie nationale; dans la cour vous trouverez une compagnie de gendarmerie mobile sous les ordres du brave capitaine de la Roche-d'Oizy; vous lui ordonnerez de cerner l'hôtel; le directeur Saint-Georges, homme dévoué, a été averti d'avoir une équipe

prête pour un travail exceptionnel; vous ferez imprimer les proclamations incluses et vous les rapporterez à cinq heures à la préfecture de police». Puis il rentra dans ses appartements, ordonnant qu'on le réveillât à cinq heures.

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Saint-Arnaud et Maupas passèrent la nuit debout. A trois heures, Saint-Arnaud avertit Magnan et le manda. En l'attendant il écrivit à sa mère (4 heures du matin) : « Bonne chère mère, je t'écris dans un moment solennel. Encore deux heures et nous allons assister à une Révolution qui, je l'espère, sauvera le pays. Cette assemblée folle, factieuse, sera dissoute et un appel au peuple décidera du sort d'une nation fatiguée d'être ballottée par les inquiétudes et les soucis. Nous aurons un gouvernement stable, et j'ai la confiance que tout ira bien. La république reste avec le Président nommé pour dix ans. — Adieu, bonne mère, je t'aime et t'embrasse de cœur ».

De trois à quatre heures et demie du matin, Maupas reçut isolément chacun des commissaires de police chargés d'opérer les arrestations préventives, leur laissant ignorer qu'ils participaient ainsi à une mesure d'ensemble, leur donnant pour instruction d'être humains s'ils le pouvaient et impitoyables s'ils y étaient obligés. Les capitaines de la garde municipale reçurent l'indication des postes à occuper pour prêter main-forte, s'il y avait lieu aux commissaires de police.

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Représentants de la nation, dormez en paix », disait l'oracle infaillible, Changarnier. Nous en

avons au moins pour un mois, il respectera la trêve des confiseurs et ne voudra point priver le commerce parisien des profits exceptionnels d'une fin d'année. Et la plupart des représentants de la nation, Cavaignac, Léon Faucher, Buffet notamment, après avoir assisté à une brillante première représentation à l'Opéra-Comique, s'étaient endormis en paix. Quant à la sentinelle invisible elle ne montait la faction nulle part. Et Paris, engourdi sous le brouillard froid et humide, était plongé dans un repos sans inquiétude. «< Rien de nouveau, tout est calme, »> disaient les rapports de police.

CHAPITRE III

LE COUP D'ÉTAT

I

Aux dernières heures de la nuit,'dans certaines rues retentit le fracas des lourdes charrettes qui vont entasser aux halles ce que Paris engloutira dans sa journée; le reste de la ville est calme et désert; à peine de loin en loin le bruit de quelque pas matinal y résonne, décroît et tombe. Le matin du 2 décembre, entre cinq et six heures, un mouvement insolite se produit de toutes parts.

De la Préfecture de police sortent, semblables à des essains de frêlons, des bandes d'afficheurs qui se répandent dans tous les quartiers et y collent les proclamations apportées par Béville de l'Imprimerie nationale. Des casernes se répand à pas sourds, dans les rues, un tiers de l'armée; elle va en silence, mystérieusement, occuper des positions désignées sur la rive gauche de la Seine, devant l'Assemblée nationale, au quai d'Orsay, aux Tuileries, au Carro lace de la Con

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