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IX

L'immense majorité de la province adhéra autant que Paris. Le langage des ouvriers lyonnais ne différa pas de celui de leurs frères de la capitale. « Le Président nous rend le suffrage universel: pourquoi nous battrions-nous? Nous nous compterons au scrutin. » La Croix-Rousse resta aussi impassible que le faubourg Antoine'. Vingtsept départements seulement protestèrent par des soulèvements plus ou moins sérieux. Nulle part, si ce n'est très accidentellement, il ne s'agit de la Constitution. Les démagogues n'en avaient aucun souci. Ils guettaient le moment d'exécuter leur agression sociale, et ils saisirent celui-là à défaut d'un autre. La petite jacquerie qui éclata alors donna un avant-goût de ce qu'eût été la grande jacquerie de 1852 si on ne l'avait prévenue.

V. Hugo se récrie contre ce mot de jacquerie. Elle est, comme la fusillade du boulevard, une préméditation du tyran: un peu de spectre rouge lui était utile, il a crié à la jacquerie comme l'assassin crie au voleur, il a appelé jacquerie une insurrection légale, constitutionnelle, vertueuse.

Qu'y a-t-il en effet de plus légal que d'emprisonner des préfets, des maires, des magistrats, des commissaires de police, surtout de fusiller et de torturer des gendarmes?

1. Journal du maréchal Castellane, 2 décembre.

Le constitutionnalisme de ces héros ne fut pas moins manifeste. Partout ils arborèrent la bannière socialiste. Dans le Var, une belle jeune femme s'avançait à la tête des bandes, vêtue en déesse Raison, le drapeau rouge en main, le bonnet phrygien sur la tête.

Les manifestations vertueuses manquèrent encore moins. On arrêta les courriers, on ouvrit les dépêches, on pilla les caisses publiques, on fouilla et dévalisa les maisons privées, on viola, on brûla les archives des notaires, on assassina, on arracha à leur maisons, à leurs familles, à leurs presbytères, des vieillards, des hommes paisibles, des prêtres; on les traîna comme otages, en leur faisant souffrir toutes les affres de l'agonie; sans l'irruption soudaine de la troupe, on les eût égorgés.

Anciennement, arrêter des fonctionnaires et des magistrats, assassiner et torturer des gendarmes, arborer le drapeau rouge, faire des otages, était considéré comme des actes de bandits, ne donnant droit qu'au bagne; aujourd'hui, ce sont des actes de martyre, donnant droit à une pension de l'État.

CHAPITRE IV

COMMENT LE COUP D'ÉTAT FUT ACCUEILLI EN FRANCE ET EN EUROPE

I

En 1851, la France, sans doute par insuffisance démocratique, n'était pas encore parvenue à cette hauteur. Elle respira quand elle apprit que ces bandes, dont la lâcheté seule égalait la férocité stupide, s'étaient dispersées à la simple vue des pantalons rouges. Une conversation racontée par Buffet rend en quelque sorte palpable le soulagement avec lequel on se sentit débarrassé de ces étranges martyrs. Rentré dans les Vosges, il reçoit la visite d'un cultivateur aisé qui lui dit : «Eh bien! vous voilà donc séparé de Napoléon?

C'est Napoléon qui s'est séparé de moi. Comment cela?- - Vous m'aviez confié un mandat, n'était-ce pas mon devoir de le défendre? Assurément, votre conduite est très honorable; mais nous, Monsieur, nous n'avions point de mandat. Non, sans doute. Eh bien! Ma commune est excellente, composée de très braves gens. Nous avons cependant quatre ou cinq mau

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vaises têtes capables de très mauvaises actions. Il y a six mois, si, en traversant mon village où je passe à tort pour riche, je rencontrais l'un d'eux, il me regardait d'un air menaçant et murmurait : « Attends 1852! tu verras! les riches! » Ma foi, j'en conviens, je n'étais pas fier, ni rassuré. Aujourd'hui je regarde ces gens-là bien en face. On dit que nous avons perdu toutes nos libertés, je commence seulement à me trouver libre. »

Dans le monde plus élevé l'acquiescement ne tarda pas à devenir aussi explicite. Plus d'un représentant arrêté se félicita de l'avoir été; les hommes d'État célèbres, tels que Guizot, ne déguisèrent pas leur satisfaction, pas plus que la majorité des légitimistes non engagés dans les actions de presse et de parlement. Parmi ceux-là mêmes, beaucoup eurent quelque peine à ne paraître que résignés1. L'abstention fut la décision officielle du parti. Et cependant qu'est-ce que l'abstention si ce n'est la forme timide de l'acquiescement?

1. FALLOUX, Mémoires, tome II, page 167: « Je ne pouvais m'empêcher de reconnaître que la France et les bonapartistes eux-mêmes avaient laissé au parti monarchique la faculté de se reconstituer et qu'il n'en avait pas profité. L'expérience politique m'avait appris, en même temps, que les républicains, dans leur incurable mélange de violences et de faiblesses, ne préparaient à notre pays qu'une sanglante anarchie. Je ne pouvais donc m'étonner ni m'irriter beaucoup que le pays laissât passer une audacieuse aventure qui faisait entrevoir des perspectives d'ordre et de durée. » — Journal du maréchal de Castellane, 20 mars: « M. de Falloux, passant à Lyon pour se rendre à Nice où il va chercher sa femme, est venu me voir. Il est satisfait de l'acte du 2 décembre; il m'a dit qu'il avait ici engagé ses amis à ne pas entraver le gouvernement, mais à l'aider au contraire. »

Est-ce ainsi qu'on se conduit à l'égard de ce qu'on juge réellement un crime? Doit-on au crime autre chose que de lui dire non, à pleine bouche et à plein cœur? On se décida à ce parti équivoque et peu courageux, de crainte de se perdre en heurtant une opinion publique trop prononcée.

Le clergé apporta ses félicitations sur le conseil du nonce apostolique, du cardinal Gousset, archevêque de Reims et de Me Parisis, grandes autorités dans notre église. La plupart des catholiques firent de même; leur principal interprète, le journal Univers, n'hésita pas à se prononcer par la plume de Louis Veuillot. Le Père Ravignan, Lacordaire, l'évêque d'Orléans Dupanloup furent à peu près les seuls à conseiller la défiance et l'abstention'. Ils s'efforcèrent d'attirer à eux Montalembert troublé par l'arrestation des parlementaires ses amis, Veuillot, au contraire, lui conseillait de se ranger du côté du Prince : << Soutenez-le, lui disait-il, afin de le contenir plus tard. Allez à lui pendant le combat; vous l'aborderez sur vos pieds; dans quinze jours on ne l'abordera que sur les genoux. » Redevenu maître par la libération de ses amis de suivre ses instincts personnels, Montalembert dès le 6 décembre avait pris son parti; il l'annonçait à l'un

1. Après s'être beaucoup récrié contre le militarisme, Lacordaire se calma jusqu'à dire : « Accidentellement toutefois, Dieu peut se servir de ceci pour une bonne fin. La démagogie en France et en Europe nous conduisait au chaos. Le nouveau règne est peut-être destiné à l'écarter du sol de nos destinées. » Lettres à Foisset, 31 décembre 1851.

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