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VI

Le hasard lui offrit une autre issue, celle de la fuite. En temps ordinaire, la surveillance, quoique sensiblement adoucie, restait encore si rigoureuse qu'il ne fallait pas y songer, mais les allées et venues d'un grand nombre d'ouvriers employés à réparer les appartements intérieurs ayant créé des facilités insolites, le Prince concut un dessein pour lequel il lui fallut plus de sagacité et autant de résolution qu'à Strasbourg et à Boulogne, puisqu'il s'agissait de sortir d'un fort gardé par soixante sentinelles, de franchir une porte surveillée par trois geôliers, de traverser une cour intérieure dominée par les fenêtres du commandant, de passer enfin un guichet surveillé par un soldat de planton et un sergent, un portier-consigne, une sentinelle, un poste de trente hommes.

Il se procura par son valet de chambre, qui circulait librement, un costume d'ouvrier charpentier, blouse bleue, pantalon bleu. Le 27 mai à 6 heures et demie du matin, il le revêt, n'emportant avec lui que les deux lettres qui ne le quittaient jamais la dernière de sa mère et celle de l'Empereur exprimant l'espérance que le petit Louis serait digne de ses destinées, plus un poignard, étant décidé « à se tuer plutôt que de retomber entre les mains de ses geôliers et de supporter le ridicule qui s'attache à ceux

qu'on arrête sous un déguisement ». Puis il se grime, dissimule la pâleur habituelle de son teint avec du rouge, élève sa taille en enfonçant des sabots au-dessus de sa chaussure, coupe sa barbe et ses favoris, prend une pipe à la bouche, met une planche sur l'épaule. Ainsi accoutré, il est méconnaissable. Il va partir lorsqu'un doute subit l'assaille et l'arrête. Il dépose sa planche, s'assied, prend sa tête dans ses mains et il réfléchit. «< En partant, pense-t-il, je compromets ma destinée; ma souffrance est un apostolat, une prédication; l'armée vient à moi, chaque bataillon envoyé ici s'en va animé de l'esprit bonapartiste; le devoir serait de rester pour souffrir. » Mais il redresse la tête, voit le soleil brillant, au loin la campagne épanouie en sa parure printanière, il songe à son père qu'il n'a pas embrassé depuis si longtemps et qui pour la première fois l'appelle, il se relève comme en sursaut, reprend sa planche et descend pesamment l'escalier, tandis que Thélin retient les ouvriers dans une chambre voisine, en leur servant à boire et que Conneau montre au commandant, qui se présente au seuil de l'appartement, un mannequin couché dans le lit du prisonnier et lui dit à voix basse : « N'entrez pas, le Prince est malade, il dort. » — - Chaque fois que le fugitif rencontre quelqu'un, un ouvrier, l'officier de garde, il interpose la planche entre son visage et le regard scrutateur. Parvenu au guichet, les soldats du poste, le tambour surtout, se retournent plusieurs fois; cependant le plan

ton de garde ouvre la porte. « Vous ne l'avez donc pas reconnu? lui demanda-t-on. Je ne l'ai pas regardé », répondit-il. Le fugitif hors de la forteresse, commençait à respirer, lorsque deux ouvriers se dirigent droit sur lui, le toisent malgré la planche tournée vivement vers eux. Il se croit perdu, mais ils s'éloignent en s'écriant « Ah! c'est Berthoud. » Il gagne précipitamment la route de Saint-Quentin, s'arrête devant la croix du cimetière où Thélin doit le rejoindre avec un cabriolet, jette sa planche et s'agenouille. Thélin ne tarde pas à se montrer.

En moins d'une heure, ils gagnèrent SaintQuentin. Aux premières maisons, le Prince descend, laisse dans un fourré sa blouse, son pantalon, son tablier, sa casquette d'ouvrier et contourne la ville. Grâce aux manœuvres habiles du fidèle Conneau', le gouverneur ne s'aperçut de l'évasion qu'à la fin de la journée, alors que le fugitif avait déjà passé la frontière et se dirigeait sur l'Angleterre.

Il débarquait à Londres, gagnant l'hôtel de Brunswick, lorsqu'il se heurta au cheval de son visiteur de Ham, Malmesbury. Celui-ci rencontra le soir à dîner un des attachés de l'ambassade. « L'avez-vous yu? lui dit le lord. - Qui donc? Louis-Napoléon. Il vient d'arriver à Londres. » L'attaché troublé quitte précipitamment la table et va annoncer la nouvelle à son chef. Le Prince lui-même se hâta d'informer

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1. Il avait fini ses cinq années de prison, mais il avait obtenu de demeurer volontairement auprès du prince.

l'ambassadeur de France de sa présence, l'assurant qu'il n'avait quitté sa prison ni pour s'occuper de politique ni pour troubler le repos de l'Europe, mais uniquement pour remplir son devoir filial.

Le gouvernement français se montra néanmoins fort mécontent; il mit le commandant du fort en retrait d'emploi, poursuivit un des gardiens, Dupin de Saint-André qui fut acquitté, Thélin et Conneau qui furent condamnés, l'un à six, l'autre à trois mois de prison, et il fit refuser par les puissances des passeports au prince pour se rendre en Italie.

Le grand-duc Léopold déclara qu'il ne le tolérerait pas vingt-quatre heures à Florence. Il fut privé de la consolation de fermer les yeux de son père, qui jusqu'à son dernier moment l'attendit avec angoisse (25 juillet 1846). Le testament de Louis est conçu en termes qui excluent définitivement la supposition qu'il ait douté de sa paternité. Après avoir demandé d'être inhumé à Saint-Leu, laissé un souvenir à ses neveux et à ses amis, il dit : « Je laisse tous mes autres biens, palais de Florence, terre de Civita Nuova, meubles et immeubles, actions et créances, enfin tout ce qui constitue mon héritage, sans en rien exclure, sauf les dispositions ci-dessus, à mon héritier universel, Napoléon Louis, seul fils qui me reste, auquel fils et héritier je donne, comme témoignage particulier de ma tendresse, mon Dunkerque situé dans ma bibliothèque avec toutes les décorations et souvenirs qu'il contient,

et comme témoignage encore plus particulier d'affection je lui laisse tous les objets qui ont appartenu à l'Empereur Napoléon. »>

Dès lors, se trouve terminée la première partie de la carrière publique de Louis-Napoléon, celle des conspirations. Autorise-t-elle à le traiter d'aventurier ou d'halluciné? Aventurier? Pourquoi -pas? Cela implique le coup d'œil, l'audace, l'intrépidité, l'héroïsme, c'est le nom avant le succès de quiconque a osé. Halluciné? Oh non! Avoir deviné ce qui échappait aux esprits superficiels, que depuis 1815 vivait et s'échauffait, dans les profondeurs muettes des masses, un fanatique sentiment bonapartiste toujours prêt à l'explosion, c'était d'un observateur au regard froid, sûr et pénétrant.

Il ne mérite donc ni raillerie, ni mépris, ni anathème, mais plutôt de la sympathie, peutêtre de l'admiration, ce jeune homme affectueux, délicat, modeste, quoique hardi, plein de foi et de générosité, subordonnant les plaisirs au travail et au devoir, qui, malgré l'opposition de son père, de ses oncles, d'une famille animée à le plonger dans l'inertie découragée dont elle s'est fait une loi, sans autre appui que le cœur maternel, est toujours prêt à sacrifier sa fortune et lui-même pour relever les grands vaincus de 1815, son oncle, le peuple, les nationalités, le progrès social, le droit plébiscitaire de la révolution, se montrant, dans sa lutte inégale contre une centralisation gouvernementale armée de fonctionnaires et soldats, tranquille de courage

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