Page images
PDF
EPUB

de son amitié jusqu'à son dernier jour. J'ai donc quelques titres à parler de lui avec indépendance et justice, surtout avec bienveillance. Cependant, quoique le malheur et les outrages me l'aient rendu sacré, je ne lui sacrifierai ni les devoirs de la conscience, ni les droits de la vérité. Quand je m'y croirai obligé, je maintiendrai mes anciennes critiques, mais en mettant en lumière, plus que je ne l'ai fait aux temps où cela eût paru de l'adulation, ce que jusque dans les défaillances, a eu d'intelligent, de loyal, de patriotique, de généreux, sa conduite de chef d'État dont le mobile principal n'a cessé d'être la passion du bien et de la grandeur.

CHAPITRE PREMIER

LA JEUNESSE ET LES CONSPIRATIONS

I

Napoléon a eu raison de regretter le mariage avec Marie-Louise. Quelles qu'aient été les faiblesses de Joséphine, ses légèretés de coquetterie, ses maladresses de jalousie, elle était le portebonheur de sa destinée. Dès qu'il l'eut arrachée de sa vie, qu'à la captivante créole qui savait si bien seconder ses projets et consoler ses mécomptes par les caresses d'une voix habituée à aller à son cœur, il eut fait succéder l'indifférente Autrichienne, poupée sensuelle, incapable de le conseiller, ni même d'écouter ses confidences; dès que les glaces de l'ambition eurent éteint les jeunes souvenirs; dès qu'il eut commis la cruauté de traîner les enfants derrière la marche triomphale de celle qui venait prendre la place de la mère; dès qu'il eut conçu le rêve de se constituer un avenir de Charlemagne dans les splendeurs duquel s'éteindraient toutes les lueurs de son passé de Bonaparte; dès qu'il en

fut venu à être plus fier d'avoir obtenu la fille insignifiante d'un César imbécile que de s'être fait lui-même un César sans rival, la Providence se retire de lui et l'abandonne à l'emportement de ses desseins démesurés. Impassible, elle le laisse s'engouffrer en des aventures grandioses comme son génie, mais auxquelles le Premier Consul ne se fût pas risqué. Elle ne lui refuse pas le fils tant désiré, mais, quand elle décrète de relever la fortune des Napoléon, elle ne confie pas cette mission à l'étrangère qui oublia Sainte-Hélène aux bras d'un soudard borgne; elle la réserve au petit-fils de l'épouse répudiée, de la Française qui mourut de douleur à la seule perspective de l'île d'Elbe.

Le 7 janvier 1802, le colonel Louis Bonaparte, troisième frère du Premier Consul, épousait Hortense de Beauharnais, fille de Joséphine. Jamais union ne fut plus mal assortie. Louis était loin d'être sans valeur, « chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout, dit de lui son grand frère; pas d'homme plus actif, plus adroit, plus insinuant ». Les succès de son aîné, loin de le griser ou de le piquer d'émulation, l'avaient dégoûté de la gloire « qu'on n'acquiert qu'au prix de choses trop pénibles et même incompatibles avec un cœur sensible ». Au milieu des ambitions en émoi, il se montrait calme, silencieux, modeste, ennemi du bruit, de la pompe et, quoique très

1. Née le 10 avril 1783.

2. A Joseph, le 6 septembre 1795.

brave, déclarait la guerre une barbarie organisée. Enthousiaste de Jean-Jacques Rousseau, ami de Bernardin de Saint-Pierre, il préférait les lettres aux affaires. Une maladie précoce, des rhumatismes qui l'empêchaient de se mouvoir et de se servir de l'une de ses mains à laquelle on était obligé d'attacher une plume afin qu'il pût signer, altérèrent son humeur, le rendirent quinteux, susceptible, tatillon, amer, et malgré ses qualités, fort désagréable, à ceux qui l'entouraient. Dans sa voiture à Florence, il avait fait établir deux cordons communiquant extérieurement avec le cocher et indiquant les deux directions opposées : il tirait l'un, puis aussitôt après l'autre, et le pauvre diable de cocher ne savait à quel saint se vouer. Tel il fut toute sa vie. Quand il était roi de Hollande il changeait d'avis, a-t-on dit, trois fois par jour.

Hortense était une svelte personne aux yeux bleus, au teint éblouissant, à la voix vibrante, claire, douce, insinuante; toute séduction et agrément, quoique sans beauté. D'un esprit gai, brillant, léger, d'une humeur capricieuse, avide de mouvement, de distractions, aimant la peinture, la musique, la toilette, le bel esprit des conversations, les parties de plaisir, les fêtes, d'une bonté pour tous qui ne se défendait pas assez de dégénérer en préférence pour quelques-uns, d'une amabilité côtoyant de si près la coquetterie qu'il était souvent malaisé de l'en distinguer, elle détonnait de toutes manières sur

la morosité grave et sentimentale de son tranquille mari. De semblable ils n'avaient que l'opiniâtreté, agréable chez elle, grincheuse chez lui: on l'appelait, elle, la douce entêtée. Ils eurent de la peine à s'accorder à peu près. Cependant de leur union naquirent trois fils, tous légitimes, quoi qu'en ait dit la calomnieuse histoire de la haine. Hortense ne fut jamais pour son beaupère qu'une fille tendre, dévouée, respectée : si la douleur que l'Empereur ressentit de la mort du premier des enfants de son frère (5 mai 1807) fut vive, c'est parce que, sur la tête de ce jeune Napoléon, remarquable par sa beauté, sa précoce intelligence, il avait placé ses espérances d'hérédité. Il est aussi faux d'attribuer à l'amiral hollandais Verhuel la paternité du troisième enfant, Louis-Napoléon (né le 20 avril 1808). L'amiral se trouva en effet aux Pyrénées dans les mois qui précédèrent la naissance, mais à Barèges et non à Cauterets, où il vint une seule fois dîner avec la reine en courtisan cherchant la faveur, non en favori qui en jouit, tandis que le roi Louis, réconcilié avec sa femme à la suite de la mort de leur fils aîné, vivait avec elle dans une complète intimité maritale1.

La mésintelligence entre les époux ne recommença qu'à Paris, sur le refus d'Hortense de venir en Hollande faire ses couches. Le prince Louis naquit rue Cerutti (aujourd'hui rue

1. Mémoires du maréchal de Castellane.

« PreviousContinue »