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en étions là lorsqu'un gendarme vint annoncer que le tocsin se faisait entendre à Châteauneuf, et que l'attroupement devait se rendre le 29 à Courville. Courville n'est qu'à quatre lieues et demie de Chartres. Nous résolûmes d'y aller le même jour. Le commandant de la gendarmerie nous demanda nos ordres pour nous faire accompagner; nous répondîmes: Envoyés pour exercer l'empire de la raison, nous distinguerons bien parmi les altroupés s'il y a des citoyens qu'on a égarés, et nous leur ferons rendre justice, si leurs motifs sont raisonnables. Nous croyions trouver à Courville des citoyens français, et non des hommes prévenus contre la convention nationale, et disposés à verser le sang de ses membres. Nous prévinmes les administrateurs de Chartres et nous partîmes.

» Hier matin 29, à huit heures, nous étions à Courville. Les particuliers attroupés y étaient déjà en assez grand nombre. Nous parlâmes à plusieurs en particulier, et nous conçûmes de leurs réponses un assez bon augure; mais quelle était notre erreur ! Nous nous rendîmes à la maison commune, et nous convînmes que lorsque les attroupés, que j'appellerai bientôt des brigands, seraient arrivés, on les réunirait pour les ramener à la raison, et leur prouver qu'ils travaillaient contre leurs intérêts.

» Un homme qui s'était attaché à nos pas depuis notre arrivée vint nous tendre un piége; il dit qu'il avait fait plusieurs fournitures d'avoine qu'on ne lui avait, point payées, et qu'il nous invitait à le faire payer. Nous l'avions pris pour un municipal. Les municipaux le croyaient de notre compagnie. Nous lui répondîmes que nous n'étions pas venus pour des affaires particulières; il disparut. On répandit alors que nous n'étions venus que pour exercer des mesures violentes, que bientôt on verrait paraître la légion germanique qui nous suivait, et qu'il fallait aller la recon

naître.

Nous eûmes beau protester que nous n'avions d'autres armes que la mission de la convention nationale, et le respect et la confiance du peuple pour elle, on ne nous

écouta point. Bientôt on vint nous annoncer que les attrou pés étaient disposés à nous entendre. Ils étaient au nombre de six mille, armés de fusils, de piques, de croissants, de fourches, de faux, de besaiguës et d'autres outils de charpentier. On forma un bataillon carré, au milieu duquel on nous plaça..

» Le citoyen More, notre collègue, parla le premier. II leur représenta que la convention nationale ne pouvait être heureuse que du bonheur du peuple. Je suivis cette idée, je leur présentai le tableau des efforts de la convention. Je les assurai qu'ils servaient par leur conduite les accapareurs qu'ils voulaient combattre. Jusque là on m'avait prêté beaucoup d'attention et de silence. Mais tout-à-coup des hommes qui craignaient d'être démasqués s'écrièrent : Ce sont des charlatans, des endormeurs; ils s'entendent avec les propriétaires, ce sont des ennemis du peuple; ils ne demandent que de le voir mourir de faim.

» Le citoyen Biroteau, aussi notre collègue, voulut les ramener; il ne put dire que deux mots; on cria : à la hart! on se pressait autour de moi. Un citoyen de Châteauneuf me dit : « Retirez-vous, citoyen; vous courez le plus grand. danger. » Je voulus rester, et répondre aux questions véritablement étranges qu'on me faisait. Le même citoyen revint, et me dit : « Si vous restez, vous êtes perdu. » Je voulus faire un pas..... A l'instant on me saisit; je crie que je suis un représentant du peuple; haches, besaiguës, fourches, faux, sont levés sur ma poitrine. (De longs mouvements d'horreur s'élèvent de toutes les parties de la salle. On entend plusieurs voix proférer avec indignation le nom de Marat.)

» Le citoyen Biroteau était aussi l'objet d'un grand mouvement. On déchirait ses habits, on voulait le précipiter dans la rivière. (L'horreur redouble et se prolonge.) Mon heure dernière était venue, ou du moins je le pensais, d'après le traitement qu'éprouvait mon collègue. Déjà j'avais de la peine à respirer. On me pressait la gorge, on me pressait les flancs; un homme, en habit de garde-chasse

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me menaçait de son fusil, lorsque le même citoyen qui m'avait donné les deux premiers avis, vint me sauver en disant: Il faut le garder pour taxer le blé. Alors on me rend l'usage de mes pieds. Je cherche des yeux mes collègues; on me dit que je n'échapperais pas plus qu'eux. On me hisse sur les sacs de blé, on crie plusieurs cris de taxe. Dans ce moment on traîne vers moi mes deux collègues ; leur présence me rend un peu d'espoir. On exige de nous de ne pas démarrer (c'est leur terme) que nous n'ayons signé la taxe. Je réponds que nous n'avons aucun caractère pour le faire; que si les officiers municipaux le souffraient, ils étaient des prévaricateurs ; que, puisqu'on ne voulait pas nous écouter comme envoyés de la convention nationale, nous ne pouvions pas même exercer le droit de citoyen, parceque nous n'étions pas libres. Des hurlements, des rugissements se font entendre. On allait nous ressaisir. Notre mort'était assurée. Volontiers nous en aurions fait le sacrifice, si ce sacrifice avait été utile; mais nous pensâmes qu'il ne serait qu'un crime de plus. La tête sous la hache menaçante, nous allions subir l'arrêt; nous accédâmes à la demande de ces furieux, pour empêcher le sang de couler, afin de pouvoir vous instruire vous-mêmes; car si on nous eût massacrés, vous eussiez ignoré la cause et peutêtre l'évènement de notre mort.

» Parmi les attroupés, il est beaucoup de citoyens qui sont forcés, le poignard sur la gorge, de suivre les autres. On dit que la cherté des denrées est la principale cause des troubles qui agitent le département d'Eure-et-Loir; eh bien ! dans ce département le pain vaut deux sous trois deniers la livre. (Murmures d'indignation.) Nous devons pourtant, à la vérité, de dire que les hommes opulents abusent de la faculté de faire faire leurs ouvrages à un prix très modique.

>> Parmiles reproches que nous avons entendus, on parlait beaucoup de prêtres et de religion. (Nouveaux murmures.} Une motion faite au sein de la convention n'était pas ignorée; on voulait nous en punir. On a préludé avec autant

d'audace que d'assurance devant nous une loi agraire. Un homme, couvert d'un uniforme national, a demandé que tous les baux fussent diminués par un décret: on n'a pas craint de dire que çà irait jusqu'à Paris, et que cette convention qui ne voulait plus de prêtres, et qui volait les deniers du peuple, le paierait bien. Ensuite on a formé le projet de marcher sur Chartres. Le besoin de manger, la lassitude nous délivrèrent de ces brigands vers quatre heures. Nous nous retirâmes à notre auberge. Le même citoyen toujours le même, vint nous trouver. « Le moment est fa»vorable, me dit-il, ils vont revenir, ils seront pris de vin, partez. » Nous suivîmes son conseil. Arrivés à Chartres, les officiers municipaux et les administrateurs vinrent au-devant de nous. On leur avait annoncé à midi que nous n'étions plus; ils nous témoignèrent leur intérêt et leur sensibilité. « Nous connaissons la loi, nous ont-ils dit; nous » avons déjà subi un assaut, nous en soutiendrons encore un >> second; si l'attroupement veut la loi, nous nous réunirons » à lui, sinon nous le combattrons. Mais ils nous firent observer qu'ils n'avaient que cent cinquante hommes de cavalerie; il s'agissait moins d'effusion de sang que d'effrayer les séditieux par un grand appareil de force militaire. Ils nous prièrent de faire à Rambouillet un réquisitoire pour qu'on leur envoyât cent dragons de la république qui y sont. Nous nous sommes concertés avec la municipalité. de Rambouillet, qui nous a fait part de ses craintes, et qui, ayant déjà éprouvé des troubles, pouvait en voir encore renaître dans son sein. Nous sommes convenus que, pour ne pas l'affaiblir de toutes ses forces, elle enverrait soixante dragons à Chartres.>>

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More et Biroteau ajoutent quelques détails à ces tristes récits. « Si la simple motion de supprimer le salaire des prêtres, dit Biroteau, cause tant d'effervescence, qu'on juge des troubles qu'occasionerait un pareil décret! » (Quelques murmures se font entendre.)

Danton. « Je demande qu'on écoute l'orateur en silence, car je soutiendrai la même opinion. On bouleversera la

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France par l'application trop précipitée des principes philosophiques que je chéris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n'est pas mûr encore. »

Biroteau. Des curés, des prêtres se trouvaient et parlaient au milieu des attroupements. (Turreau: Les scélérats!) Ils nous ont fait taxer dans l'escalier les œufs et le beurre qu'on avait oublié de taxer au marché. Tous les principes de la loi agraire ont été mis en avant. J'ai reconnu dans ces séditieux un homme à moustache, que j'avais vu dans le nombre de ceux qui allèrent à Orléans chercher les prisonniers.

>>

Pétion. « On nous conduit enfin à l'anarchie, et de l'anarchie on veut nous précipiter dans le despotisme. Nous n'avons plus que nous à craindre et c'est nous qui nous déchirons de nos propres mains. Ne nous le dissimulons les pas, émeutes actuelles tiennent à de grandes causes. C'est dans le département le plus paisible que ce trouble éclate; c'est dans le département le plus abondant en grains qu'on affecte de répandre des craintes sur les subsistances; c'est là qu'on veut taxer; c'est là qu'on veut établir la loi agraire. Eh bien! croyez-vous que ces émeutes ont pour objet le soulagement de la misère publiquè? c'est là le prétexte le plus dangereux. On met le peuple dans des agitations affreuses, et ce sont ces agitations qui amènent la disette et la famine. Dans les départements voisins de Paris, toutes les denrées sont à bas prix, non pas pour le peuple, car tout est toujours trop cher pour lui, mais relativement au prix où elles sont dans les autres départements.

»O vous! qui avilissez sans cesse la convention nationale et les autorités constituées, que vous êtes coupables! Ditesmoi, que voulez-vous? Nous avons aboli toutes les tyrannies, nous avons aboli la royauté, que voulez-vous de plus? Vous voulez être libres ? est-ce par les troubles et les massacres, ou par la sagesse et la vertu que vous voulez parvenir à la liberté? On a jeté dans la convention une question capable d'exciter beaucoup de fermentation. On a parlé d'hommes qui, depuis l'origine des sociétés, tiennent le

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