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Ainsi il arriva le 10 décembre 1848: sur les cinq à six millions d'électeurs qui élevèrent à la présidence le prince Louis-Napoléon, il n'y en avait pas cependant cinquante qui le connussent personnellement, et, pour les autres, l'administration républicaine avait pris soin de le défigurer par des milliers d'écrits et de caricatures qu'elle envoyait par la poste jusqu'à la porte de l'électeur. Rien n'y fit; la France était évidemment lasse de Paris; elle fit choix d'un homme personnellement inconnu d'elle, mais porteur d'un grand nom, n'ayant d'ailleurs aucun doute sur la conduite inévitable qu'imposait à son élu, son élection même. Un prince, d'une autre famille souveraine, un citoyen illustre qui aurait reçu le même baptême, aurait tenu la même conduite qu'un Bonaparte. Un homme est le produit d'une situation; il ne la crée pas, et si par impossible il vient à méconnaître cette vérité de tous les temps, il disparaît. Personne n'a tué la République romaine, personne n'a tué la première République française; c'est, dans les deux cas, l'empire vainqueur et encore anonyme, qui a fait naître César et Napoléon.

Le libéral et l'autoritaire en étant venus aux mains, ce dernier l'emporta. Pendant près de

quinze ans, la France fut gouvernée conformément à son génie, et le Français, calme, travailleur, économe, heureux de l'autorité du chef qu'il s'était donné et de la grandeur de son rôle dans le monde, fut délivré pour un court espace de temps de la tyrannie de son député. Alors, le paysan ne craignait pas celui qu'on appelait autrefois le seigneur, l'ouvrier ne redoutait pas son patron; et à leur tour le patron comme le seigneur vivaient tranquilles, parce que le chef commun des Français serait sorti des limites de son mandat en favorisant une classe au détriment d'une autre l'empereur força chacun à supporter son voisin; lui seul, non à cause de son esprit qui était grand, non à cause de son cœur, qui était plus grand encore, mais à raison même de la Constitution politique dont il était le chef, lui seul pouvait tenir la balance égale entre les intérêts contraires; il put être socialiste, sans inquiéter la richesse; rendre à ce qui nous reste de noblesse, aux porteurs de titres anciens et nouveaux, une considération et un respect dont ils étaient privés depuis de bien longues années, et enfin permettre à la classe moyenne, providentiellement découronnée, de s'enrichir dans de telles proportions qu'elles n'eût plus qu'un souhait à

former, celui de reconquérir sa couronne. Elle y travailla et y parvint.

PARIS

Notre capitale, qui est la forteresse politique dont la bourgeoisie cherche toujours à s'emparer pour maîtriser la France, est merveilleusement disposée, entre toutes les capitales du monde, pour jouer ce rôle souverain.

D'un côté, notre centralisation accumule sur ce petit coin de terre tous les ressorts de la machine politique, et rend inévitable le désir de mettre la main dessus; de l'autre, les habitants de cette grande ville ont un caractère particulier qui les livre sans défense à toutes les révolutions; ils sont aimables, obligeants, charitables mais légers; instruits de toutes choses. hormis de la politique, on les a toujours vus capables de se dévouer périodiquement et avec un incontestable courage à la défense des principes les plus opposés; ils ont, suivant les temps, des trésors de tendresse ou de haine aussi bien pour la république que pour l'empire. C'est à Paris que Charles X, rentrant dans son pays, a trouvé le plus d'enthousiasme ; c'est

de là aussi que sont partis les coups de fusil dirigés contre son palais; les Parisiens avaient, sans doute, mal rejoint les pavés déchaussés en 1830, afin de les trouver plus faciles à manoeuvrer de nouveau en 1848.

La grande ville, si funeste à tous nos gouvernements, est cependant la plus choyée par les étrangers, et ce n'est que justice, car il y règne plus que partout ailleurs un veritable souffle libéral, et ici nous employons le mot dans son vrai sens. Il n'y a, en effet, aucune exagération à prétendre que c'est peutêtre le seul endroit du monde où la fortune soit obligée de céder le pas aux talents, et l'indulgence sous ce rapport est poussée si loin que la naissance et la richesse ne sont pas toujours assurées d'y trouver la part d'influence qu'un état social bien réglé doit leur reconnaître ; un écrivain, un artiste, un orateur de quelque renommée accapareront tous les regards, et les femmes jouent dans ce concert d'admirations une partie fort importante. C'est le paradis des gens de toutes conditions et de toutes origines qui courent après la popularité et l'ont conquise; le dieu du jour, ce n'est pas le laborieux, c'est le tapageur; le maître qui s'impose, c'est l'homme en vue; cette collection de brillantes

surfaces et de légèretés à la mode ne laissent guère espérer que, sous leur domination toujours acceptée, un gouvernement sérieux pourra vivre longtemps entouré du respect qu'il mérite et qui lui est nécessaire.

Pourquoi dans ce pays souverain de la mode, où tout change chaque année, le vêtement de nos femmes comme celui de nos soldats, la forme et le fond de nos livres d'imagination, le dessin de nos jardins et la façade des nouvelles maisons, où les règles en art ne sont tolérées qu'en raison du plaisir que l'on trouve à les renier et comme pour servir de cible aux critiques et aux railleries des vraiment forts, pourquoi, dans un tel pays, la règle politique seraitelle plus respectée que toute autre chose? Par quel miracle le gouvernement serait-il stable quand tout change incessamment autour de lui?

Paris est, par excellence, la ville du changement; elle déteste ce qui dure par cela seul que ça dure, et si elle ne parvient pas à modifier, elle détruit. Ajoutons que nos gens légers sont également fort impressionnables; les nerfs remplacent chez eux le jugement; quand ils ont fredonné dix ans les chansons de Béranger et que l'établissement politique qu'ils ont acclamé

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