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toutes les classes, mais que l'usage a conservés pour peindre, non une catégorie déterminée de citoyens, mais un état, une situation particulière, des habitudes d'esprit propres à certains d'entre eux. Il est hors de doute que l'ouvrier qui vit du travail de ses mains, l'habitant de la ville ou de la campagne qui a un certain degré d'instruction et d'aisance, et enfin le savant, l'homme politique et le riche capitaliste jouissent tous de droits égaux; mais leur condition sociale n'étant pas la même, leurs pensées communes, leurs intérêts, leurs passions peuvent être dissemblables.

A des âges différents, le même homme pense différemment, et cette diversité de l'homme avec lui-même est bien plus accusée encore si l'on compare des conditions d'existence absolument opposées quoi de moins ressemblant à un ouvrier qu'un petit rentier ou un modeste commerçant, et combien s'éloignent de tous deux les prétendus privilégiés de ce monde, les riches en instruction ou en écus? Sans doute, l'artisan épousera toutes les querelles du petit bourgeois quand il aura monté un degré, et ses enfants à leur tour, s'ils franchissent le dernier échelon, n'auront plus aucune des habitudes ou des préjugés de leur père; mais la masse de

chacune de ces fractions de peuple conservera toujours une physionomie distincte, en dépit de toutes les égalités politiques et civiles que leur reconnaît le Code Napoléon. La bourgeoisie, grande ou petite, réunit donc tous ceux qui vivent du travail de l'esprit ou des rentes amassées par leurs parents; elle comprend aussi bien l'avocat et le médecin que le noble ancien ou nouveau, car ils sont tous sans privilèges; et aussi, quand il nous arrivera d'employer ce mot, on voudra bien se rappeler qu il n'emporte avec lui aucun sentiment malveillant, qui serait absolument déplacé puisque nous sommes tous bourgeois et que, sans les arts, les sciences, les lettres, dans toutes les directions de l'esprit humain, nous tenons plus qu'honorablement notre rôle dans ce monde; mais, en vérité, nous ne sommes pas universels, nous devons assurément avoir une part considérable dans la politique, il est cependant au-dessus de nos forces de porter seuls ce lourd fardeau, et d'être les maîtres absolus du pays, au moyen du Parlement souverain. C'est là ce que ce petit livre a la prétention de démontrer.

PARLEMENTS FRANÇAIS ET PARLEMENTS ANGLAIS

Le 31 mai 1815, par un beau soleil, on célébrait à Paris la fête du Champ de Mai:

L'empereur, à la tête de quelques grenadiers, était revenu de l'île d'Elbe jusqu'à son palais des Tuileries, sans avoir tiré un coup de fusil; les Français venaient de donner au monde, le rare et consolant spectacle d'un peuple qui se passionne pour un prince vaincu, qui se jette aux pieds d'un souverain détrôné, et mendie la grâce de défendre un chef qui ne dispose ni d'argent, ni de places, ni d'honneurs.

Ce jour-là, l'empereur venait jurer fidélité à la Constitution, connue sous le nom d'Acte additionnel. Les députés nouvellement élus et la députation de leurs électeurs étaient naturellement les héros de la fête les sentiments qui les animaient tous trouvèrent leur expression dans un discours concerté entre eux, et lu, d'une voix retentissante, par M. Duboys (d'Angers), député de Maine-et-Loire.

Cette belle harangue, écrite dans le ton un peu déclamatoire de l'époque, révéla d'une manière évidente, l'état des esprits, au double

point de vue de l'enthousiasme populaire, pour Napoléon, et du désir manifeste de la nation de combattre avec acharnement la nouvelle coalition formée par l'Europe. C'est en quelque sorte la réponse du Parlement français nouvellement élu aux discussions passionnées qui s'étaient élevées dans le sein du Parlement anglais.

Ce manifeste fut accueilli par les applaudissements unanimes de tous ceux qui avaient pu l'entendre et par les cris passionnés de Vive l'empereur! poussés dans le Champ de Mars tout entier. Ils étaient en effet sincères, ces députés qu'enflammaient un zèle égal pour Napoléon protecteur de tous les intérêts nouveaux enfantés par le Révolution et une haine commune pour les Bourbons, qui paraissaient menacer tous ces intérêts. Dans cette masse de six cent trente élus, dans une élection dont aucun historien n'a contesté l'absolue liberté, il n'est pas possible de relever un seul nom, attaché à l'ancienne monarchie, ce qui est tout naturel puisque les royalistes, soit crainte d'être battus, soit répugnance à se servir de moyens révolutionnaires, comme l'élection, s'étaient universellement abstenus.

Comment expliquer alors les votes de cette

assemblée? Elle veut l'empereur et elle le détrône; elle veut l'indépendance du pays, et elle vote la capitulation quand elle dispose de forces suffisantes pour se battre; elle fait tout ce qu'elle ne voulait pas faire, et ne réussit dans aucune de ses entreprises. C'étaient cependant de braves gens, et de bonne foi, mais ils étaient ignorants des choses de la politique, et incapables de résister à leurs impressions du moment Ils avaient la haine des Bourbons, et s'efforcaient d'écarter tous les obstacles qui leur barraient le passage: une assemblée royaliste fervente n'aurait assurément pas aussi complètement réussi que ce Parlement bonapartiste.

Ces lamentables contradictions veulent être expliquées et le seront, si on veut bien parcourir avec nous le Moniteur du mois de juin 1815, et s'assurer du peu de temps qu'il faut à un Parlement français pour perdre la France.

Mais avant d'ouvrir ce livre impartial qui enregistre docilement depuis quatre-vingts ans les opinions les plus contradictoires sur les mêmes sujets, il est nécessaire de peindre en quelques mots l'état des esprits en France et à l'étranger, à cette époque critique de notre histoire.

L'Europe depuis quinze ans se battait contre la France; les principes nouveaux appliqués

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