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délinquant qu'elle a saisi et désarmé; nous avons déjà dit que le droit de défense ne peut survivre à l'attaque. C'est, dit-on, contre les délinquans futurs, contre les crimes à venir. C'est alors faire régner dans la loi le principe de l'intimidation, dont la conséquence directe est une tendance à exagérer les peines. A la vérité, cette tendance inévitable est affaiblie par le concours secondaire du principe de justice morale dont le but est de proportionner les peines à la natureintrinsèque des actes. Mais cette alliance de deux règles, sinon opposées, du moins fort distinctes, rompt l'unité de la théorie et en embarrasse incessamment les applications. C'est surtout sous ce point de vue que ce système a été l'objet de vives critiques.

Le génie indépendant de Bentham qui, suivant l'expression d'un brillant écrivain, sut affranchir entièrement sa pensée du joug des traditions historiques (1), rejeta les systèmes professés jusqu'à lui. « Ce qui justifie la peine, dit-il, c'est son utilité majeure, ou pour mieux dire, sa nécessité. Les délinquans sont des ennemis publics. Où est le besoin que des ennemis consentent à être désarmés ou contenus (2)? » Dans cette doctrine, l'utilité générale est le principe; le but matériel de la peine, l'idée dominante; ce but est

(1) M. Lerminier, de l'Influence de la philosophie sur la législation, pag. 357.

(2) Théorie des peines et des récompenses, tom. 1, pag. 7.

l'effet de la peine sur la multitude, ou l'intimidation. Il importe peu au législateur que la distribution des peines soit conforme aux règles d'une justice réelle, car une justice apparente a les mêmes effets : la loi pénale n'a qu'un seul objet, celui d'imprimer dans les populations la terreur de la peine, de même que ses incriminations n'ont qu'une seule base, l'intérêt de la majorité de la société à la répression des actes incri

minés.

Présentée sous un point de vue aussi absolu, il est aisé de faire ressortir les vices d'une telle doctrine. Elle ne fait qu'appliquer à la société en général le principe de l'intérêt personnel; mais si ce principe n'est pas une règle suffisante de nos actions et de nos devoirs, comment suffirait-il pour légitimer une puuition? L'utilité est un élément nécessaire de toute peine, en ce sens qu'aucune peine inutile ne doit être appliquée, mais cette utilité ne constitue pas un droit; car, comment sera-t-elle constatée? ne varie-t-elle suivant des circonstances multipliées? d'après les climats, les besoins, les habitudes et les mœurs des nations? Ce n'est point un principe, mais un fait, par conséquent une base mobile, susceptible de modifications infinies. Avec une telle règle, quelles seraient les garanties des membres du corps social contre l'arbitraire? Qui empêchera que tel fait innocent aujourd'hui, ne soit demain incriminé? Qui posera les limites aux incriminations du législateur et à l'exagération

pas

des peines? L'utilité générale, mot indéfini et vague, peut tout justifier, même des atrocités.

Il faut néanmoins remarquer que ce même système que nous poursuivons dans ses dernières conséquences, pourrait perdre la plus grande partie de ses inconvéniens dans les mains d'un législateur habile qui traduirait le principe utilitaire dans une utilité bien entendue de la société. Car le premier besoin de cette société est une exacte distribution de la justice; mais ce serait alors, et nous le reconnaîtrons plus loin, à l'accession secondaire d'un principe moral que serait dû ce résultat, et non à l'application isolée de la doctrine de l'intérêt.

Il nous reste à exposer une dernière théorie, à laquelle se rattache l'autorité d'un professeur célèbre, M. Rossi (1). Rejetant à la fois et le principe de l'utilité et celui de la légitime défense, c'est dans la loi morale qui nous est révélée par la conscience, que ce publiciste a cherché le principe et la raison de la justice pénale. Ce tribunal de la conscience, qui sépare le mal du bien, le juste de l'injuste, révèle à l'homme les règles immuables de ses devoirs et lui apprend qu'il est responsable de ses actions. Ces devoirs moraux et cette responsabilité de l'être libre et intelligent sont la base de la justice pénale..

(1) Traité du droit pénal, tom. 1er..

Mais l'homme ne doit plus être considéré isolément: la société lui a été donnée comme moyen de secours et de développement, elle est son état naturel; l'existence sociale est l'un de ses devoirs. Ce principe en le combinant avec le premier, conduit à ce corollaire, que la société ou le pouvoir social qui la représente a le droit de punir ceux qui jettent le trouble dans son sein; mais que ce droit de punir est subordonné dans son exercice à l'existence de la violation d'un devoir, à l'existence d'une infraction morale. Ainsi, dans cette théorie, la punition n'est point un mal infligé dans l'intérêt d'un nombre quelconque d'individus, ou dans le but de produire une impression utile sur la multitude. La peine n'est en elle-même que la réparation d'un devoir violé, la rétribution du mal pour le mal.

Cependant comme l'application des peines a pour but final la conservation de l'ordre social, il existe un autre élément indispensable de cette application. La justice absolue n'est pas la même que la justice sociale, quoiqu'elles dérivent de la même source. La justice sociale est limitée par les besoins de l'ordre et par l'imperfection de ses moyens d'action. Le législateur dépasserait donc ses pouvoirs s'il infligeait une peine à un fait dont l'ordre social n'exige pas la répression ou dont la pursuite amènerait plus de dommages que d'avantages à la société. C'est le principe de l'utilité que nous retrouvons ici, mais comme élé

ment, et non plus comme circonstance constitutive du délit. Sans doute le législateur; en recherchant l'expression du besoin social peut se tromper; mais son erreur aura moins de péril puisque l'utilité d'une peine est insuffisante pour incriminer un fait il faut encore que ce fait soit criminel aux yeux de la con

science humaine.

:

La conclusion de ce qui précède est que la justice pénale ne peut légitimement s'exercer qu'autant qu'elle appuie les punitions qu'elle inflige sur cette double condition; 1o que l'acte à punir soit immoral, ce qui constitue la justice intrinsèque de la punition; 2o que la punition soit nécessaire à la conservation de l'ordre social. Telles sont les règles qui forment la base de la théorie proposée par M. Rossi.

M. Guizot a écrit ces admirables paroles : « Les hommes n'ont jamais pu supporter de voir le châtiment tomber d'une main humaine sur une action qu'ils jugeaient innocente; la providence seule a le droit de traiter sévèrement l'innocence sans rendre compte deses motifs. L'esprit humain s'en étonne, s'en inquiète même; mais il peut se dire qu'il y a là un mystère dont il ne sait pas le secret, et il s'élance hors de ce monde pour en trouver l'explication : sur la terre, et de la part des hommes, le châtiment n'a droit que sur le crime (1). »

(1) De la peine de mort en matière politique, pag. 100.

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