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Cette réflexion profonde a été la source de la théorie que nous venons d'exposer; le châtiment n'a droit que sur le crime! Cette idée seule la résume et l'explique; les systèmes qui justifient la peine par sa seule utilité sont désavoués par la conscience humaine, qui en repousse l'application à des actes qu'elle ne condamne pas. C'est dans l'immoralité intrinsèque du fait, dans la perversité de l'agent, que la punition puise toute sa légitimité. A ce point de vue nous sommes complè tement d'accord avec la théorie : nous y trouvons de salutaires limites aux incriminations légères ou despotiques, un principe qui satisfait l'intelligence et la conscience de l'homme, une règle morale féconde en applications utiles. Ce système se complique cependant encore de difficultés graves.

La justice humaine a-t-elle les moyens de déterminer la criminalité absolue des actes, d'après une connaissance complète de la loi morale? A-t-elle les moyens de connaître la criminalité de l'agent d'après une connaissance également complète de son intention? Il est évident qu'elle n'a point cette science et qu'elle est à la fois limitée par l'imperfection de ses moyens d'action. Faut-il en déduire l'impossibilité d'appliquer la théorie? Oui, si l'on veut y chercher la distribution de cette justice morale qui n'est l'attribut que de Dieu seul; non, si l'on consent d'en restreindre l'application aux besoins de la société. Lorsqu'elle agit, il lui suffit de constater que la punition qu'elle inflige est intrinsè

quement juste, c'est-à-dire que l'acte qui en est l'objet est immoral, et que la culpabilité de l'agent est reconnue. Or, elle a les moyens nécessaires d'acquérir cette double certitude: il lui suffit de s'en rapporter à la conscience humaine pour porter ces deux jugemens.

Mais le système de M. Rossi n'est pas également satisfaisant sous un autre rapport. Après avoir combattu le principe utilitaire comme base unique du droit de punir, il est forcé de l'admettre comme élément de ce droit. Il ne suffit pas que l'acte soit immoral pour que le pouvoir social doive le frapper, il est nécessaire qu'il expose la société à des périls. L'utilité de la peine est donc l'une des conditions de son application. Or, où seront les garanties contre les exigences injustes du pouvoir social? L'immoralité ne peut-elle pas se trouver à un certain degré dans des actions qu'il n'est pas utile de punir? Le duel et le suicide sont des actions immorales; s'en suit-il que le législateur ait le pouvoir de les atteindre ? Ces questions restent sans réponse; comment fixer les besoins variables et incessans de la société ? Comment définir les limites de l'utilité générale ?

Ensuite, il existe des faits que la conscience ne désavoue pas et que la société est toutefois dans la nécessité de punir, dans l'intérêt de sa propre conservation. Supposez qu'une maladie reconnue contagieuse ait envahi l'une de nos cités : les peines les plus sévères devront punir toute violation des règles sani

taires (1). Cependant cette violation qui n'est le plus souvent qu'une contravention toute matérielle, peut n'avoir aucun des caractères du délit moral. Il en est de même du vagabondage, de la mendicité, de l'exercice illégal de la médecine, etc. Faut-il laisser ces faits. impunis parce qu'ils n'enfreignent pas la loi morale? Faut-il proclamer la théorie insuffisante ou lui créer des exceptions?

Peut-être eût-il été possible, sans déplacer les bases de ce système, d'en faire disparaître les conséquences que nous venons de signaler.

On admet que l'existence de l'homme en société est un devoir; on admet encore que la mission de la justice pénale est limitée à la défense de cette société. Que conclure de ces prémisses? que tout trouble apporté à l'ordre social est un délit moral, puisque ce trouble est la violation d'un devoir, celui de l'homme envers la société. Ainsi les actions que la justice a mission de punir seraient de deux sortes : ou empreintes d'une immoralité intrinsèque ou pures en elles-mêmes de cette immoralité, mais la puisant alors dans la violation d'un devoir social dans ces deux cas il y aurait délit social; l'élément de ce délit serait la criminalité intrinsèque ou relative de l'acte. La plupart des contraventions matérielles rentrent

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(1) La loi du 3 mars 1822 porte la peine de mort contre toute violation du régime de la patente brute.

dans cette dernière classe. Pour les incriminer il faut substituer les devoirs de l'homme en société aux devoirs de l'homme isolé, le citoyen à l'homme, la conscience publique à la conscience individuelle.

Résumons en quelques mots ces divers systèmes. On a vu que l'un fait dériver le droit de punir d'une primitive convention entre les membres de la société; qu'un autre le fait remonter à un droit de défense qu'il attribue au pouvoir social; un troisième à un principe exclusif d'utilité, un dernier enfin à un principe de justice morale. Il est évident que les législateurs qui choisiraient l'un ou l'autre de ces principes pour bannière et en adopteraient franchement les conséquences, arriveraient à des résultats opposés. C'est ainsi que celui qui aurait inscrit sur le fronton de son Code le mot utilité, éprouverait une tendance presque invincible à apprécier les actes humains d'après leurs effets accidentels, plutôt que d'après leur perversité intrinsèque. C'est ainsi encore que toute législation qui reposera sur un principe moral tendra à mesurer les peines sur la valeur des actions, à punir plutôt qu'à effrayer.

Toutefois ces différences peuvent s'effacer insensiblement dans l'application, soit que le législateur tempère la rigueur des déductions de chacun de ces principes, soit qu'il cherche à les concilier ensemble. M. Livingston, que la Louisiane a chargé de la noble mission de lui rédiger un Code pénal, s'est abstenu

de professer aucune théorie dans son travail; il a même ambitionné de se faire applaudir de tous les systèmes. «Si le contrat social, dit-il, a jamais existé, son but a dû être la conservation des droits naturels de ses membres, et dès lors les effets de cette fiction sont les mêmes que ceux de la théorie qui prend une abstraite justice comme base du droit de punir, car cette justice, bien entendue, est celle qui assure à chaque membre de la cité l'exercice de ses droits. Et s'il se trouve que l'utilité, dernière source à laquelle on fasse remonter le droit de punir, soit si intimement unie à la justice qu'elle en est inséparable dans la pratique du droit, il s'ensuivra que tout sytème fondé sur l'un de ces principes doit être soutenu par les autres (1). ›

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Il résulterait de cette observation, et le même criminaliste n'hésite pas à le dire, que les querelles des théories auraient plutôt porté sur les termes que sur le fond des choses. Il nous semble que c'est aller un peu loin. Il est très vrai que les diverses théories peuvent, avec des déviations plus ou moins avouées, se fondre dans un même résultat. Mais quelle en est la raison? C'est que le législateur, tout en inscrivant dans ses lois le principe de l'utilité ou de la dé

(1) Introductory report to the Code of crimes and punishments; pag. 114.

TOM. I.

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