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time dès que le préjudice qu'il a souffert est incontestable; et si les dommages-intérêts qu'il réclame ne peuvent être le prix d'un mal, quelquefois inappréciable, ils deviennent au moins une sorte de compensation de ses souffrances, et une peine infligée au coupable.

On conçoit que cette action ne doit point alors être admise avec trop de facilité; car le concours d'une partie civile aux débats aggrave la position de l'accusé qui se trouve en face de deux adversaires, et qui doit lutter non seulement contre l'impartiale sévérité du ministère public, mais contre les attaques avides et passionnées d'un accusateur privé. C'est cette grave considération qui doit écarter des débats toute partie qui n'allègue pas un dommage incontestable, résultat immédiat du crime. Nous devons ajouter que l'application de ce principe est complètement abandonnée à la sagesse et aux lumières des Cours d'assises et des tribunaux correctionnels. La Cour de cassation persiste à juger, en effet, qu'il appartient souverainement à ces juridictions d'apprécier si une partie civile a intérêt ou non à intervenir, et que le défaut de cet intérêt ne vicie pas la procédure criminelle à laquelle elle a concouru (1).

(1) Arr. cass., 4 mars 1830 et 19 juill. 1832. (Journ. da droit crim., art. 387 et 910.)

Le préjudice doit prendre sa source dans un délit pour que la juridiction criminelle puisse l'apprécier. C'est par ce motif que la jurisprudence a successivement reconnu que le refus d'un créancier de donner quittance d'une somme qu'il a reçue, que le fait de retenir les présens de noces après la rupture d'un projet de mariage, enfin que le détournement momentané d'une somme confiée à un mandataire, lorsque ce mandataire n'a pas été mis en demeure de la restituer, ne peuvent motiver l'action civile devant les tribunaux de répression, parce que ces faits ne constituent en eux-mêmes aucun délit (1).

De là on peut induire, comme un corollaire, que si le fait d'où dérive le dommage est différent de celui qui constitue le délit, l'action civile ne peut concourir avec l'action publique. Nous citerons un exemple remarquable de cette maxime. L'habitude d'usure que la loi a rangée parmi les délits, est un fait moral et complexe qui ne peut résulter que de l'ensemble de plusieurs faits particuliers. Or, ces faits particuliers, élémens du délit, n'en ont point eux-mêmes le caractère lorsqu'ils sont considérés isolément. Les tribunaux correctionnels qui ne peuvent connaître des

(1) Arr. cass., 7 therm, an 8; 17 juill. 1829. (Journ. du droit crim., 1829, pag. 203); 30 janv. 1829. (Ibid., art. 144); 29 août

réparations civiles que lorsqu'ils y statuent accessoirement à un délit, sont donc sans attribution pour prononcer sur la réparation civile à laquelle un de ces faits particuliers peut donner lieu; et comme ce n'est cependant que par des faits particuliers qu'il peut y avoir eu dommage ou préjudice, il faut conclure que la partie lésée ne peut, dans tous les cas, porter son action que devant les tribunaux civils (1).

De ce principe, on serait encore amené par une déduction rigoureuse à établir que, lorsque sur une poursuite criminelle le prévenu est déclaré non coupable, ou que le fait est dépouillé de toute sa criminalité, la juridiction criminelle ne doit plus s'ouvrir aux réclamations de la partie civile, car l'exercice de l'action civile devant cette juridiction est essentiellement subordonné à l'exercice de l'action publique; l'intérêt de l'ordre social est son objet principal, les intérêts privés ne sont pour elle qu'un objet accidentel et accessoire. Dès lors si la poursuite s'évanouit, l'action civile qui s'appuyait sur elle, devenue principale, doit retourner à ses juges naturels. Cette conséquence est tel lement exacte que, dans la discussion du projet de Code d'instruction criminelle, elle fut l'objet d'une proposition de M. Berlier, qui fit observer que la demande en dommages-intérêts devait nécessairement, après

(1) Arr. cass., 3 févr. 1809. (Bull. off., no 23.)

l'acquittement prononcé, être la matière d'une instance nouvelle devant les tribunaux civils. Mais cet amendement fut repoussé d'après l'observation de MM. Cambacérés et Treilhard, « que les juges criminels ayant sous les yeux l'affaire toute entière, il était plus simple de la leur laisser juger en entier, que d'en renvoyer une partie devant un tribunal civil (1). »

Le droit d'obtenir ces réparations ne se puise plus alors dans un délit, mais dans une faute, dans un quasi-délit commis par l'accusé. Il faut donc qu'on puisse, même après l'acquittement, lui imputer cette faute, pour qu'il ait à supporter la condamnation. Ainsi la défense de soi-même, autorisée par la loi positive comme par la loi naturelle, exclut tout crime et délit; elle exclut également toute faute. Il ne peut donc en résulter une action en dommages-intérêts en faveur de celui qui l'a rendue nécessaire par son agression, à moins que les bornes de cette défense n'aient été excédées, et dans ce cas, ils seraient dus seulement pro ratione excessus (2).

Enfin, le droit d'accorder les réparations civiles,

(1) Procès-verbaux du conseil d'État, Locré, tom. XXIV, pag. 336 et XXV, pag. 574.

(2) Jou-se, tom. I, pag. 128; Merlin, Rép., vo Réparation civile, Carnot sur l'art. 358, Cod. d'inst. crim.; arr. cass., 19 déc.

est, dans tous les cas, restreint à celles qui peuvent être dues à raison du fait de l'accusation. La Cour de cassation a posé elle-même cette barrière, en déclarant que : « Ce droit qui constitue une attribution dérogatoire au droit commun, d'après lequel les tribunaux civils sont seuls compétens pour statuer sur les intérêts civils, ne peut être étendu à d'autres faits (1). » Ainsi, aucune indemnité ne pourrait être allouée à la partie plaignante à raison d'un fait qui n'aurait pas été compris dans la plainte ou dans l'acte d'accusation, quelque fût le dommage qu'elle cût éprouvé de ce fait.

Nous n'avons point le dessein de pénétrer plus avant dans cette matière que la jurisprudence a trop souvent embarrassée par des solutions inconciliables: elle n'appartient point à cet ouvrage. Il nous a suffi d'indiquer les élémens principaux de la peine accessoire des dommages-intérêts, quels caractères doit offrir le préjudice causé pour en motiver l'applica tion, à quelles limites enfin le juge doit arrêter les prétentions souvent irréfléchies des parties lésées. Nous aurons fréquemment dans le cours de ce livre l'occasion d'appliquer ces règles.

(1) Arr. cass., 4 nov. 1831. (Journ. du droit crim. 1831, pag. 258.)

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