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complète qu'ils pouvaient les convertir en espèces à l'instant même.

Mais les administrateurs oublièrent que cette confiance supposait que les écus étaient dans les coffres de la caisse d'escompte, ou du moins qu'ils y existaient dans une telle proportion avec les billets en circulation , que les demandes d'espèces ne pouvaient jamais se succéder assez rapidement pour devenir embarrassantes. Cet oubli fut tel que, pendant les deux mois qui précédèrent la catastrophe, on ne garda en caisse que de 1 million de livres à 2 millions, et beaucoup moins sur la fin, tandis qu'il y avait alors dans Paris dix maisons qui possédant chacune pour plus d'un million de billets de la banque, pouvaient, sans se concerter et même sans le vouloir, faire manquer l'établis

sement.

La rareté du numéraire se faisait sentir alors dans tout le royaume : elle était plus grande encore chez l'étranger, et Paris semblait l'unique source d'où l'on en pût tirer. Tout invitait donc l'administration à se tenir sur ses gardes contre le danger de laisser trop vider ses coffres; mais au lieu de modérer l'escompte des lettres de change, il fut poussé avec encore plus d'activité, et il en résulta que les billets furent répandus sans mesure dans la circulation, précisément lorsque la circonspection à cet égard devenait plus que jamais nécessaire (a). Cette conduite inexcusable ne tarda pas

(a) Mirabeau, que je prends ici pour guide, semble attribuer l'embarras de la caisse uniquement à la trop grande extension qu'on donna à ses opérations commerciales; mais un écrivain plus

à être connue, et l'indiscrétion de quelques commis acheva de dévoiler l'état critique où était la caisse. Alors la surabondance de l'escompte augmentant

par

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la seule force des demandes journalières d'écus, produisit à la caisse une telle affluence de porteurs de billets pour être convertis en espèces, qu'à l'instant même on se trouva dans l'impossibilité d'y satisfaire: et c'est dans une telle crise, uniquement occasionée par la cupidité et l'imprévoyance des administrateurs, qu'ils imaginèrent de convertir les billets de confiance en papier-monnaie, en obtenant un arrêt qui forçât le public à les recevoir commé des espèces. Le gouvernement eut la sagesse de se refuser à une opération si injuste et si funeste en même temps.

Deux circonstances très-heureuses et presque uniquement préparées par le hasard, permirent de sauver la caisse de l'inconduite de ses propres administrateurs et de rétablir son crédit.

La première, c'est que les banquiers de Paris se trouvaient en ce moment dans une prospérité remarquable. Ils faisaient depuis si long-temps des profits si considérables et d'une nature si solide, que l'embarras de la caisse ne les décontenança pas, quel que

récent, et qui paraît très-bien instruit, le rejette plutôt sur les avances que la banque avait faites au gouvernement. Il prétend que le ministre des finances, M. d'Ormesson, se permit de tirer secrètement de la caisse d'escompte six millions qu'il fit verser dans le trésor royal, et que ce fut cette distraction des fonds de la banque qui compromit son crédit. Voyez les Particularités et observations sur les ministres des finances de France les plus célèbres, p. 274.

fût le discrédit momentané où ils se trouvèrent euxmêmes.

La seconde circonstance favorable, c'est qu'on sut bientôt que la caisse avait une épargne de deux millions. Si la situation de la banque montrait peu de prévoyance, au moins cette épargne annonçait-elle, que, jusqu'à ce moment, l'esprit de modération qui caractérisait alors les actionnaires, avait su lui préparer des ressources contre les pertes, en ménageant la répartition des bénéfices. Ces deux circonstances combinées sauvèrent la caisse d'escompte, mais son administration ne tarda pas à tomber dans de nouvelles

erreurs.

Au sortir de la crise, au mois de novembre 1783, les actions valaient 3600 livres (a). La cupidité des actionnaires, les manœuvres des agioteurs, les promesses téméraires des administrateurs de la banque, et la fixation des dividendes qui surpassaient les bénéfices de la compagnie, les firent monter en 1784 à 5000 livres, et les portèrent même vers la fin de cette année *au prix extravagant de 8000 livres. Pour faire monter les actions et gagner sur leur vente, les marchands de

(a) A cette époque, le fonds originaire de la banque se trouva augmenté de 5 millions et demi; savoir, de deux millions provenant des bénéfices mis en réserve, et de trois millions et demi provenant d'une création nouvelle de 1000 actions de 3500 livres chacune. Cette création fut faite à la suite de la crise dont je viens de parler. Ainsi, en 1784 le fonds de la caisse d'escompte était de 17 millions et demi appartenant aux porteurs des 5000 actions, chacune de 3500 livres.

ces effets résolurent habilement de perdre sur les dividendes. Un calcul très-simple leur en donna l'idée. Au sortir du premier semestre de 1784, les actions étaient à 5300 livres. Chaque 10 livres d'augmentation sur le dividende devait augmenter l'action au marché de 400 livres car 10 livres de dividende pour un semestre font présumer 20 livres par an, et 20 livres d'intérêt annuel représentent, sur le pied de 5 pour cent, 400 livres de capital.

Supposant donc que le dividende du dernier scmestre de 1784 ne pût être que de dix livres plus haut que le précédent, c'est-à-dire à 140 livres : que devaitil arriver en achetant des dividendes à 195, 190, 185, ou 180 livres ? Les acheteurs s'exposaient à perdre 55, 50, 45 ou 40 livres par dividende; mais, en revanche, comme le public ne devinait pas que ces achats fussent faits pour y perdre, on lui persuadait par-là que le dividende serait fixé à 200 livres au moins, et le prix des actions s'élevait en conséquence. Les spéculateurs gagnaient donc une somme considérable par actions, tandis qu'ils ne pouvaient perdre que 40 à 50 livres par dividende. Il ne fallait, pour assurer le bénéfice, que proportionner les achats de dividendes au nombre d'actions qu'on avait à vendre, de manière que la perte sur l'un restât fort au-dessous du bénéfice sur l'autre. Cet exposé sert au moins à prouver que le jeu de l'agiotage doit être étudié, et si l'on veut se garantir des inconvéniens de sa propre crédulité, et il vaut mieux qu'on l'étudie que de le défendre, car l'intérêt des joueurs porte à violer ou éluder toutes les défenses.

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Le gouvernement, pour mettre un terme à cet agiotage, croyait avec raison devoir commencer par limiter les promesses exagérées des administrateurs de la banque. Un arrêt du conseil du 16 janvier 1785 ordonna que le dividende des six derniers mois de 1784 ne serait établi que sur les bénéfices faits et réalisés au 31 décembre. C'était attaquer le mal dans sa source, car l'agiotage se nourrissait principalement de l'espérance que les dividendes augmenteraient de semestre en semestre, quoique dans la réalité ils surpassèrent déjà les bénéfices clairs et nets de la banque. Cependant l'arrêt ne fut point exécuté à la rigueur, car le premier dividende même qui le suivit, quoique fixé bien au-dessous des prétentions des actionnaires, le fut cependant encore trop haut de 36 livres, relativement à l'état des bénéfices de la banque (a). Cette fixation, dans laquelle on se relâcha des principes, fut extorquée par les clameurs des partisans du haut dividende.

L'agiotage avait repris toutes les formes qu'il avait eues du temps de Law; ces marchés simulés d'actions, entre autres, que les Anglais désignent par le nom de stock's jobbery (b), étaient devenus très-communs. Les mêmes gens qui étaient intéressés à ne pas voir diminuer les dividendes, n'ayant pu parvenir à faire supprimer l'arrêt du 16 janvier, changèrent alors de tactique. Ils persuadèrent au gouvernement qu'il réus

(a) Mirabeau en donne la preuve, par un calcul détaillé qui se trouve p. 45 de son écrit.

(6) Voyez tom. II, p. 304.

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