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NOTE XVII.

La richesse individuelle est-elle opposée à la richesse nationale?

(T. II, p. 152.)

PARMI les thèses chimériques que le lord Lauderdale soutient, une des plus extraordinaires est, sans doute, celle qui établit entre la richesse individuelle et la richesse nationale, non-seulement quelques points de différence, mais une opposition absolue (a). Si cette thèse était fondée, il en résulterait que l'intérêt individuel est encore opposé à l'intérêt général; cette conséquence renverserait tous les principes de l'économie politique, et il faudrait de nouveau recourir au système réglementaire que la raison a fait tant d'efforts pour détruire. De plus, si les gouvernemens n'ont pas toujours assez respecté la richesse particulière, que serait-ce si l'on pouvait élever des doutes, même hasardés, contre l'identité de cette richesse et celle de l'État; si l'on pouvait se persuader que la première peut être détériorée sans résultats fâcheux pour la seconde, et que la décadence de celle-ci ne porte aucune atteinte à l'autre? Il n'est donc pas hors de propos de nous arrêter un moment, pour examiner le raisonnement

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(a) An Inquiry into the nature and origine of public weath, ch. II, P. 39 suiv.

sur lequel le lord Lauderdale fonde une opinion si nouvelle et si surprenante.

<< La richesse nationale, dit-il (a), consiste dans la plus grande abondance de toutes les choses qui peuvent avoir de la valeur ; la richesse individuelle dans le plus haut prix de celles que les individus possèdent. Or, comme l'abondance diminue les prix et que les hauts prix supposent une diminution de l'abondance, il en conclut que l'une de ces notions est opposée à l'autre. »

Dans ce raisonnement, l'auteur considère la nation seulement comme un individu isolé, et le particulier seulement comme un individu en relation avec d'autres individus de là cette contradiction apparente dans leurs intérêts. Pour la faire disparaître, il suffit de placer la nation, comme le particulier, sous les deux points vue; dès lors leurs intérêts seront les mêmes.

de

:

Un individu isolé (soit nation, soit particulier) étant privé du moyen d'échanger ses produits, ne peut point gagner sur leur prix; par conséquent, s'il veut augmenter sa fortune, il ne lui reste d'autre voie que celle d'augmenter leur quantité.

Un individu (soit nation, soit particulier) qui se trouve en relation avec d'autres individus, étant à portée d'échanger ses produits, peut encore gagner sur le prix de ceux qu'il échange.

Et comme il n'y a point d'individus isolés, il s'ensuit que les nations comme les particuliers s'enrichissent également par les deux moyens, et que le raison

(a) An Inquiry into the nature and origine of public wealth, ch. II, p. 56 et 57.

nement du lord Lauderdale est encore plus mal fondé que paradoxal.

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La richesse d'une nation ne se compose pas seulement de la quantité de produits qu'elle crée, mais encore du prix de ceux qu'elle échange avec d'autres nations; de même que la richesse d'un particulier ne se fonde pas seulement sur le prix des produits qu'il vend à d'autres particuliers, mais encore sur la quantité de ceux qu'il crée. C'est la masse des produits, unie à leur prix, qui constitue la fortune, soit nationale, soit particulière. Sous le premier rapport, l'intérêt de toute nation comme de tout particulier, est d'augmenter la quantité des produits; sous le second, leur intérêt est de la diminuer : mais le premier intérêt l'emporte presque toujours sur le second.

Il l'emporte surtout dans les nations. Les produits qu'une nation crée se consomment principalement dans son sein; ce qu'elle en exporte ne fait que la plus petite partie. Ainsi sa richesse étant plus fondée sur la quantité de ses produits que sur le prix qu'ils ont dans le commerce extérieur, elle doit plus viser à augmenter la masse de ses produits qn'à élever leur prix dans les marchés de l'étranger. Et lors même qu'on la considère comme un individu commerçant, son intérêt est encore d'établir ses prix aussi bas que possible, afin de vendre davantage; intérêt qu'elle poursuit sans le savoir, par la concurrence que se font ses marchands dans les places étrangères.

Cet intérêt l'emporte encore dans les particuliers. Un particulier, à la vérité, consomme la moindre partie des produits qu'il crée; la plus grande partie, la presque

totalité de ses produits, il la destine à l'échange, du moins dans les pays où la division du travail a fait quelques progrès. Mais on se tromperait très-fort si l'on en concluait que son intérêt le porte davantage à élever le prix de ses produits qu'à en augmenter la masse. D'abord il ne peut gagner sur le prix qu'en vendant; et pour vendre des produits, il faut en créer. Or, en créant des produits, il en augmente la quantité ou les rend plus communs, ce qui en diminue le prix. Ensuite le particulier a encore le même intérêt direct à baisser le prix de ses produits qu'a la nation, savoir celui d'en vendre davantage. C'est une maxime chez tous les producteurs, qu'il vaut mieux vendre beaucoup et à bon marché, que de vendre peu et à haut prix. Ceux qui méconnaissent l'utilité de ce principe sont cependant forcés à s'y conformer dans leur conduite, par la concurrence de leurs rivaux. L'intérêt de tout homme raisonnable lui montre donc une autre route pour augmenter sa fortune, que celle dont l'auteur prétend qu'il la suit: ce n'est pas en faisant de vains efforts pour faire hausser le prix de ses produits qu'on devient riche; c'est en travaillant pour en augmenter la quantité ou la masse; et voilà pourquoi tout particulier productif concourt à favoriser l'intérêt général, souvent sans le savoir et sans le vouloir.

Mais si l'intérêt individuel tend à favoriser l'intérêt général, ce dernier se trouve aussi toujours parfaitement d'accord avec l'intérêt individuel. La richesse nationale ne peut s'accroître sans que les fortunes individuelles augmentent proportionnellement; et il est impossible qu'elle baisse sans que celles-ci ne s'en

ressentent également. Quand la richesse nationale s'ac croît, l'abondance de toutes choses augmente, et les particuliers, chacun en raison de sa fortune, se procurent plus facilement les objets qu'ils désirent; c'està-dire tout le monde s'enrichit. Quand la richesse nationale diminue, les choses nécessaires ou agréables devenant de plus en plus rares, chacun se procure plus difficilement celles qu'il désire, et souvent il en manque tout-à-fait; c'est-à-dire tout le monde s'appauvrit.

Ces réflexions n'auraient pu échapper à l'auteur, s'il avait voulu méditer son sujet; mais, négligeant de l'approfondir et croyant sa thèse bien établie, il s'empresse d'en tirer des conséquences les unes plus extravagantes que les autres. C'est ainsi qu'il soutient (a), le plus sérieusement du monde, que le plus haut degré de richesse nationale n'admet point de fortunes individuelles, que ce n'est qu'en raison de sa diminution que ces fortunes se forment et s'augmentent; d'où il s'ensuit qu'elles sont à leur comble quand la richesse nationale s'anéantit. Et c'est dans la patrie d'Adam Smith, c'est dans le pays que l'Europe regarde avec raison comme la source de ses lumières en fait d'économie politique, qu'on débite de pareilles absurdités, et qu'elles ont valu une espèce de réputation à l'écrivain qui les énonce! Cependant le bon sens est révolté de ces paradoxes, et la moindre réflexion suffit pour les détruire. En les soutenant, le lord a probablement supposé que le

(a) An Inquiry into the nature and origine of public wealth, ch. II,

p. 48.

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