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CONSULTATION.

Le conseil soussigné, qui a pris connaissance d'une sentence du conseil des prud'hommes de Bapaume, en date du 4 avril 1833, et d'un jugement du tribunal de commerce d'Arras, en date du 30 septembre suivant;

Consulté sur la question de savoir s'il y a lieu de se pourvoir en cassation contre ledit jugement, Est d'avis de l'affirmative-par les raisons qui vont être déduites.

Le procès ne présente pour la cour de cassation qu'une question de compétence, celle-ci :

« Le non-commerçant, qui emploie, au préjudice d'un fabricant, manufacturier, contre-maitre, etc., un ouvrier sans livret réglé, portant certificat d'acquit de ses engagements, est-il, à raison de cette espèce d'embauchage, justiciable du conseil des Prud'hommes, comme l'ouvrier lui-même ? »

Les prud'hommes de Bapaume avaient décidé par l'affirmative, au profit de M. Defer, demandeur, contre M. Duquesnoy; on pense qu'ils ont eu raisɔn, mais sans adopter entièrement leurs motifs.

Ils visent d'abord les articles 11 et 12 de la loi du 22 germinal an XI, qui déclarent que nul ne pourra recevoir un ouvrier sans congé d'acquit, sous peine des dommages-intérêts de son maitre. Ces deux articles ne résolvent aucunement la question de compétence et d'attribution dont il s'agissait avant tout.

Ce sont des dispositions pénales portant sur tout individu fabricant ou non, qui reçoit des ouvriers sans congé d'acquit.

Mais quel juge fera l'application de cette pénalité? Le non-commerçant y est soumis aussi bien que les fabricants, contre-maîtres, etc.; mais faudra-t-il le citer devant les prud'hommes, ou devant le tribunal civil, son juge naturel ?

Là est la question de compétence, et elle subsiste

évidemment malgré la loi précitée de germinal an XI.

Pour la résoudre, il faut recourir aux lois et décrets postérieurs sur l'institution des prud'hommes, combinés avec les principes généraux en matière de juridiction et de compétence.

Par la loi du 18 mars 1806, art. 6, les conseils de prud'hommes sent institués pour connaître des différends qui s'élèvent soit entre des fabricants et des ouvriers, soit entre des chefs d'atelier et des compagnons ou apprentis.

Par le décret du 20 février 1810, portant rédaction nouvelle de celui du 11 juin 1809, art. 10, nul n'est justiciable du conseil des prud'hommes, s'il n'est marchand-fabricant, chef d'atelier, contre-maître, teinturier, ouvrier compagnon ou apprenti. Ces personnes mêmes retombent sous la juridiction ordinaire, dès que les contestations porteront sur des affaires autres que celles relatives à la branche d'industrie qu'elles cultivent et aux contraventions dont cette industrie aura été l'objet.

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Enfin, par le décret du 3 août 1810, art. 1er, les conseils de prud'hommes sont autorisés à juger toutes les contestations qui naîtront entre les « marchands-fabricants, chefs d'atelier, contre maîtres, ouvriers compagnons et apprentis, quelle que soit la quotité de la somme dont elles seraient l'objet. Toutes ces dispositions concordantes établissent un point incontestable: c'est que la juridiction des prud'hommes est limitée aux ‘« rapports des chefs avec leurs subordonnés dans la fabrique, » et, comme cette juridiction est exceptionnelle, nul doute qu'en principe elle ne puisse s'étendre à d'autres objets, à d'autres personnes, notamment à des non-commerçants, à des propriétaires ou fermiers.

Cela posé, l'ouvrier Coupez était incontestablement justiciable des prud'hommes de Bapaume,

pour ce fait qui se rattache essentiellement aux rapports du chef et du subordonné, d'avoir quitté son maitre sans congé d'acquit.

Il a pu et dû être cité devant ce tribunal pour être condamné à rentrer dans l'atelier, et à payer par son travail le montant des avances à lui faites.

Mais l'embaucheur, le sieur Duquesnoy, qui n'est pas marchand fabricant ni ouvrier, » et qui n'a d'autre qualité que celle de « propriétaire, » a-t-il pu être également cité devant les prud'hommes pour être condamné à des dommages-intérêts?

Non, faudrait-il dire, d'après les lois et décrets ci-dessus; mais cette question ne peut pas être résolue, abstraction ainsi faite des principes généraux en matière de compétence.

Or, ces principes sont que l'accessoire suit le principal; que le compétent attire l'incompétent; que la connexité d'une demande, placée naturellement hors des attributions du juge avec une autre demande dont il est régulièrement saisi, lui confère juridiction sur le tout. Ces règles sont journellement appliquées par la cour de cassation.

Ainsi, lorsque les prud'hommes de Bapaume étaient régulièrement saisis à l'égard de l'ouvrier Coupez, ils ont pu, sans excès de pouvoir, prononcer même à l'égard de l'embaucheur; car son fait d'embauchage est indivisible du fait de l'ouvrier, l'un et l'autre sont les co-auteurs du quasi-délit qui engendre action et contre l'ouvrier fugitif et contre l'embaucheur.

La réparation du dommage éprouvé peut donc être poursuivie à l'égard de ce dernier indivisiblement aussi, c'est-à-dire devant les mêmes juges.

Sa condamnation n'est qu'accessoire à celle de l'ouvrier, elle en dépend même inévitablement et lui est subordonnée; car il n'y a pas de condamnation possible contre l'embaucheur, si l'ouvrier n'est pas condamné par antécédent comme n'ayant pas de congé d'acquit.

Il y a donc là connexité attributive de juridiction et application topique du principe que le compétent attire l'incompétent.

Ce fut la pensée des prud'hommes, quoique mal et insuffisamment exprimée.

Leur sentence déclare, en effet, qu'après tout, Duquesnoy était cité devant eux comme garant de l'ouvrier fugitif. Cette pensée contenait en germe ce qui vient d'être développé, bien que, du reste, il ne fût pas complétement exact de dire qu'il y eût là une demande en garantie.

Mais les prud'hommes ont parfaitement senti que le maître, à qui la loi donne un droit de suite sur son ouvrier non congédié, droit susceptible d'ètre poursuivi devant eux, enchaînait nécessairement l'embaucheur à la même juridiction.

Le tribunal de commerce a voulu résoudre la question en s'isolant de ces règles, qui sont loi autant que la loi-même, et en s'appuyant exclusivement sur les décrets d'organisation des conseils de prud'hommes; c'est en cela qu'il a fait erreur et commis des violations de loi suffisantes pour se faire annuler son jugement.

Délibéré à Paris par le jurisconsulte soussigné, le 28 novembre 1833:

AD. GATINE

Avocat aux conseils du roi et à la cour de cassation.

SUR LA MÊME QUESTION.

Certificat de M. le président du conseil des prud'hommes de la ville de Rouen.

Nous, président du conseil de prud'hommes de la ville de Rouen,

Sur la demande à nous faite par le sieur Quenel (Louis), fabricant de tissus de coton dans la même ville, relative à la jurisprudence suivie par le conseil,

Certifions que, depuis son installation, les articles 11 et 12 de la loi du 12 avril 1803 (22 germinal an XI) ont toujours été interprétés dans le sens le plus général; que le mot nul a été étendu sans exception à tous ceux qui occupent des ouvriers, parce que, dans cette loi ni daus aucune autre subséquente, il n'y a de disposition qui puisse altérer le sens de ce mot, et, qu'où le législateur n'a pas distingué, le juge ne peut lui-même établir de distinction; qu'en effet, le cultivateur comme le manufacturier emploient également des ouvriers; qu'il y a autant d'industrie proprement dite dans l'un que dans l'autre état, et surtout dans le siècle où nous vivons;

Qu'exempter les cultivateurs de l'exécution d'une mesure générale, c'est créer pour eux une prérogative qui ne peut leur appartenir; et qu'en conséquence, le conseil a constamment jugé dans le sens susexpliqué;

Qu'en outre, d'après l'avis de plusieurs jurisconsultes éclairés, quel que soit l'état d'une personne ayant indûment employé un ouvrier, elle se trouve justiciable du tribunal où est traduit ce même ou vrier pour contravention à la loi ; et ce, à raison de la connexité que le législateur a prévue et en raison de laquelle le juge, premier saisi, l'est valablement; C'est encore dans ce sens que le conseil décide les questions de ce genre;

En foi de quoi, nous avons délivré le présent pour valoir ce que de droit.

Rouen, le 19 novembre 1832.

Est signé: QUILLON.

IV.

« La disposition de l'art. 2 du décret du 5 août 1810, qui ne permet l'appel contre les sentences des » conseils de prud'hommes que lorsque la condamna

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