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Les Livres

LES ROMANS

Appelé à remplacer mon confrère et ami. M. Léon Blum, dans les difficiles fonctions du critique, ce que je vois surtout, c'est ce que vont y perdre les auteurs, les lecteurs et moi-même :

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Les premiers, assurés qu'ils étaient de trouver un juge bienveillant toujours et qui savait, par indulgence ou sympathie, ne faire qu'effleurer les défauts de chacun, dont pourtant il gardait une très fine intelligence;

Les lecteurs, sûrement renseignés, charmés de se laisser donner les meil leures raisons d'aimer, les plus discrètes de honnir ;

Enfin, moi, qui lisais si bien et les articles de M. Blum et les livres, forcé désormais de juger, de penser et d'écouter ce que je pense, quand il est si pénible de juger, si délicieux au contraire d'admirer, d'aimer ou de honnir, sans plus.

Souhaitons au moins que M. Léon Blum, libéré, veuille s'occuper plus à de plus grands ouvrages. L'espoir que j'ai d'avoir bientôt à parler de lui me sourit, et la pensée qu'en lé libérant donc j'y aide, me rendra, je le sais, ma charge nouvelle légère.

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM Histoires Souveraines (Bruxelles, Deman).

Pour la plus grande joie d'un petit nombre d'élus, M. Deman, en libraire amateur riche de loisirs et en artiste de haut goût, parachève parfois une impression nouvelle qu'orne précieusement Redon, Van Rysselberghe ou Renoir. Les livres qu'il nous offre alors avec len teur sont beaux, comme furent presque tous ceux de Verhaeren, ou la récente réédition des poésies de Stéphane Mallarmé ; mais jamais la réussite de M. Deman ne fut plus heureuse que pour cette anthologie de Villiers. Sur le papier de moire vert foncé qui la couvre, audessus d'un grand ornement noir, on lit, en caractères d'or: Histoires Souveraines. Ce sont là, prédit l'éditeur, « les vingt meilleurs contes >> de l'inimitable conteur. Au début et à la fin de chaque conte, un ornement nouveau, grave, simple, souple et hardi remplace toute illustration importune, et force d'admirer un peu plus l'extraordinaire imagination décorative de M. Van Rysselberghe. Villiers de L'Isle-Adam serait satisfait de ce livre.

Je n'ai pu apprendre précisément comment se décida le choix des contes; on parle d'une enquête ceux des littérateurs qui furent jugés dignes de s'y connaître auraient envoyé des listes selon leur goût; ce choix représenterait donc à peu près celui du meilleur public; -on parle aussi de Mallarmé tout seul... Quoi qu'il en soit, le choix est bon. Je regrette, il est vrai, pour ma part, l'absence du délicieux Sentimentalisme, de Sombre récit, conteur plus sombre, la présence de la Voix du Passé, du Meilleur Amour, de l'Impatience de la Foule mais j'indique un goût personnel; je préfère le taire, prendre ce livre tel que si ce choix était celui du temps lui

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même, et que ce fussent là les opera quæ supersunt de tout Villiers. Aussi bien, ces vingt contes suffisent-ils pour le connaître; il est là très entier, tour à tour mystique et passionné, grandiloquent, courtois, lyrique, oriental, ironique surtout, « cruel », avec toutes les nuances de la haine, du mépris et du dédain, un et divers, satisfaisant enfin et ne nous déconcertant plus.

Le recul s'est fait vite, ces dernières années; les influences violentes se succèdent fièvreusement, nous créant ad hoc une espèce de petit passé provisoire, comme pour donner plus d'élan et plus d'apparente jeunesse à la nouvelle croyance de l'instant; Villiers qui, tant que vivait Mallarmé, pouvait inquiéter encore, semble à présent déjà si loin de nous que je crois en pouvoir parler sans injustice et, comme l'on dit alors historiquement. Et peu m'importe alors qu'il n'apparaisse plus, peut-être, comme une étoile de première grandeur: il a tiré vers lui d'étroites, mais véritables marées d'enthousiasme; il eût ses fervents, ses disciples, tout ce qu'il faut pour qu'on le considère comme un maître; intéressant peut-être d'autant plus qu'il n'y eut pas chez lui grande invention personnelle, qu'il est lui-même un résultat, mais qu'en lui convergent en faisceau, s'unissent des influences assez diverses (faux hégélianisme, wagnérisme, morale hindoue, etc.) et que des idées flottantes, et pour cela gênantes, se sont trouvées par lui artificiées, poussées à bout et portées à leur point de perfection littéraire, sinon de maturité réelle.

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Oui vraiment perfection littéraire. Je sais, dans notre langue, peu de choses aussi belles que le début d'Amour Suprême, et pourquoi ne pas dire: que le conte tout entier? Quel juste et délicat mélange de frivolité, de politesse et d'esprit dans le Tsar et les grands-ducs! la proportion de chaque élément est parfaite; et dans d'autres contes quelle sûreté de diction! — Parfois une insistance inutile et charmante; car les plus belles phrases de Villiers sont d'ordinaire des phrases de pure insistance, savamment préparées, annoncées, et dont la surprise n'est plus que presque exclusivement verbale. Souvent deux ou trois pages s'y emploient, nuançant, graduant l'émotion d'une même idée; la dernière phrase vient, sans heurt, comme la résolution d'une suite d'accords. L'art littéraire ne peut être poussé plus loin. Nulle violence, nulle perturbation de l'instinct, nulle indiscrétion de la chair; le sang qui rougit aisément la pâleur de ses chastes héroïnes coule paisiblement ; chaque passion assagie n'est peinte, chaque mot, chaque cri travaillé qu'en vue de l'effet artistique. Le mot factice ici devient éloge, mais c'est lui qu'il faut qu'on emploie.

Car la phrase ne paraît pas chez lui profondément nécessitée; née plutôt d'un besoin de parure et de luxe où s'affirme à la fois son amour et tout son mépris de l'aspect, elle ne s'identifie jamais avec l'idée, mais reste comme sa projection sensible, et semble parfois, postiche, n'être que son prestigieux et chatoyant faire-valoir; factice

autant, pas plus, que ne l'était pour lui toute apparence, tout le rideau diapré de notre monde phénoménal. « Sic indutus et ornatus », citera-t-il. Parfois, souvent, le mot limite l'évocation de l'objet qu'il désigne, à sa seule signification décorative. Non seulement il n'y croit pas, à l'objet, mais veut nous faire sentir qu'il n'y croit pas. Le réel, pour nous, dira-t-il, est seulement ce qui touche soit nos sens, soit notre esprit. « Les objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes qui les approchent, toutes choses n'ayant d'autre signification, pour chacun, que celle que chacun peut leur prêter. - Pour nous ces candélabres étaient, nécessairement, d'un or vierge, etc... » Et encore: « Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en éprouve. » Et plus subtilement : « Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c'est l'idée. » Voilà, plus ou moins déguisé, le sujet de la plupart de ces contes, et d'Axel. de l'Ève future, et de Tribulat

Bonhommet.

une sorte de

Est-ce son subjectivisme quasi religieux qui impose à Villiers sa méconnaissance, quasi religieuse aussi, de la vie? ou au contraire cette méconnaissance précède-t-elle, lui dicte-t-elle le subjectivisme, comme pour se justifier? - Je ne sais. La même question peut d'ail leurs se poser, et vainement, pour tous les « écrivains catholiqués ». Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Hello, Bloy, Huysmans, c'est là leur trait commun: méconnaissance de la vie, et même haine de la vie — mépris, honte, peur, dédain, il y a toutes les nuances, religieuse rancune contre la vie. L'ironie de Villiers s'y ramène. Villiers parle de « ceux qui portent, dans l'âme, un exil » ; « tant que traîna le simulacre de sa vie », dit Mallarmé, parlant précisément de Villiers; - car la vie devient alors aisément une sorte de parade, ironique et déclamatoire, parfois cabotine; et le rôle de l'artiste est, n'y croyant pas, de jeter sur son néant un prestige, ou mieux, d'opposer à ce néant avoué une autre vie, un autre monde, monde créé par lui, factice, qu'il prétendra révélateur de l'idée pure, que bientôt il appellera le vrai monde l'œuvre d'art (1).

Dans un de ses plus beaux contes, dans Vera (quelle intention dans ce titre!), Villiers nous dit l'histoire d'un jeune homme surhumainement amoureux de sa femme. Celle-ci meurt. Il n'admet pas que la mort la lui enlève; il rejette par dessus la grille du caveau la clef du caveau où repose Vera. Rentré dans la demeure en deuil, il s'occupe de son amour; il commence à jouer pour lui-même une amoureuse ot persuadante comédie, feint un dialogue, suppose sans cesse la présence de la morte; bientôt rien ne manquera plus, qu'elle-même; il parvient, à force d'amour, à imaginer bien plus : à forcer, à nécessiter sa présence. « Le comte avait creusé dans l'air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l'Univers aurait crôlé ». « Et comme il

(1) « L'auteur a dù modifier un peu le personnage même du Duc de Portland - puisqu'il écrit cette histoire telle qu'elle aurait dù se passer », dit Villiers en note du Duke of Portland.

ne manquait plus que Vera elle-même, tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle s'y trouvát. »

Magnificence de l'artiste! L'art suprême supplante l'inexistante réalité. L'imaginaire Vera devient plus vraie que la vraie Vera morte. Ce conte, le premier des Histoires Souveraines, est l'histoire même de l'artiste Villiers. S'il est vrai que Vera soit morte et que ce monde soit imposteur: vive Villiers! Mais on peut estimer que le monde extérieur existe et que Vera ne meurt que parce que c'est Villiers qui la tue: son art n'apparaît plus alors qu'une admirable et éblouissante imposture.

MAURICE BEAUBOURG : Les Joueurs de boules de Saint-Mandé (Simonis Empis).

Beaucoup se sont mépris sur ce livre. On voulut y chercher de l'esprit; on n'en trouva guère; on en fit grief à l'auteur pourquoi? L'auteur en avait-il promis?

C'est le récit d'un sombre drame, à la fois délicat et brutal, triste autant que chose de ce monde. Pour personnages, les êtres les plus disgraciés : une vieille fille honnête, un colonel en retraite, un petit commerçant retiré. Pour décor, un sol piétiné. Pour intrigue, le plus vain et le plus douloureux amour; l'espoir toujours déçu d'une efficacité de l'amour. — Avec quels pitoyables soins, quelles attentions câlines, M. Beaubourg scrute, épie et dénonce chaque déconvenue sentimentale de mademoiselle Euphrasye Durand. Les feuilles mortes dont son cœur se jonche ont parfois l'éclat et l'odeur des fragiles fleurs du printemps. Son espoir toujours plus blessé palpite encore et ne mourra complètement qu'avec elle; jusqu'à sa fin très douloureuse, elle croit qu'à force d'amour, elle pourra tirer quelque preuve d'amour de son stupide et platonique amant. Le colonel Piot, incorrigible, ne calme rien de ses intempérances, n'adoucit en rien ses colères. Triste impuissance de l'amour!

Un jour (c'est elle qui raconte), tous deux, elle et Piot, s'égarèrent, avec préméditation, vers un bosquet très reculé du bois de Vincennes. Elle, émue, rougissante, se dit: Oh! que va-t-il me faire? - Cette attente, cette anxiété restent les deux joies de sa vie. Ce que lui fit Piot? pas grand chose. Quand tous deux furent assis dans le petit salon de verdure, au sol un peu moins piétiné qu'ailleurs, il lui saisit la main, assez ému, ma foi, lui-même. Mais, par malheur, à ce moment, d'importuns promeneurs passèrent; et quand ils eurent bien passé, ça ne disait plus rien au colonel. La conversation interrompue ne reprit pas. Oh! Mademoiselle Euphrasye! qu'il eût suffi pourtant de peu! et que ce peu vous aurait faite heureuse.

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Les éléments sont bons. Pourquoi M. Beaubourg n'en a-t-il pas fait un chef-d'œuvre? Il eût fallu, je crois, pour mener à bien une telle œuvre, la présenter de manière plus objective, en sortir, lui, l'auteur, plus complètement qu'il n'a fait, s'en absenter, pour ainsi dire. M. Beaubourg s'en est un peu douté ; de là cet artifice épistolaire. Le

livre entier n'est qu'une liasse de lettres correspondance d'Euphrasye, du colonel et de quelques autres encore. Ainsi pourrai-je, s'est-il dit, présenter plus intimement chaque chose, et plus objectivement aussi dès que chaque correspondant ne parlera plus de lui, mais des autres ; enfin pourrai-je à l'infini varier et nuancer mon ton selon le caractère de chacun... Malheureusement, M. Beaubourg n'a rien varié du tout; malheureusement, c'est M. Beaubourg seul qui a écrit toutes ces lettres; en chacune il s'est mis irrésistiblement. Je sais bien que le ton d'une lettre à l'autre diffère et que les caractères sont maintenus; mais la langue reste la même. De plus, il semble avoir eu peur de sa tendresse, honte de son apitoiement : ce récit si touchant se présente à nous comme une farce de fantoches; le rival du colonel Piot est coiffé du nom ridicule de Tafoureau des Bruyères, etc. Cela vous fait-il rire? Moi pas. Que M. Beaubourg ne nous laisse-t-il plus simplement pleurer?

Je ne sais comment expliquer l'étrangeté de cet esprit si délicieusement complexe, mais crois qu'ici précisément cette complexité l'a desservi. Ses dons très divers s'atténuent, s'entrenuisent; le lecteur désorienté n'ose opter, rire ou larmes, et par trop de doutes s'abstient. Mais qu'oserais-je reprocher à M. Beaubourg? Je sens trop que ce douteux mélange de tristesse et d'ironie fait une bonne part de sa personnalité; il le sait, soigne le mélange, étudie le dosage, mais ne décante pas toujours assez.

ANDRÉ GIDE

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J.-H. ROSNY: Nell Horn, nouvelle édition (Ollendorff); Le Roman d'un cycliste (Plon).

Si, voici quelques douze années, Nell Horn ne suscita guère que des étonnements, la réimpression présente pourrait bien lui valoir de tardives, mais mûres admirations. Car le temps est passé de <«<l'écriture artiste » ; de vaines curiosités de style ne sauraient plus désormais nous distraire des qualités profondes 'd'un ouvrage, et il devient urgent de goûter en Rosny autre chose que le mot rare. Au reste, il y a loin de cette recherche de langue têtue, laborieuse, «< consciencieuse », à la virtuosité amusée d'un Goncourt. L'époque, la mode, certaines amitiés expliquent assez l'emploi d'un vocabulaire spécial, auquel les auteurs de Nell Horn ne demandèrent jamais que des garanties de plus stricte fidélité. Littérature? non point; sincérité, tout simplement. Différents en cela des romanciers contemporains, les Rosny avaient quelque chose à dire; bien mieux, ils voulurent le dire; et ils l'ont dit. Leurs débuts les révélèrent essentiellement « sérieux », résolus à n'aborder un sujet que pour l'approfondir et à ne le quitter point avant d'en avoir épuisé la substance: de là le poids de leurs premiers romans, leur densité et leur puissance aussi. Moins chargé de termes abstraits

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