Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

sionnée en même temps, que des êtres s'agitent, vibrent, vivent, finement caractérisés, différenciés, comme par l'analyse la plus subtile dans la maussade coulée grise des lentes heures quotidiennes. Aventures, mœurs, psychologie : il y a de tout cela dans ces livres. Encore sous le charme d'une très facile lecture, on s'en aperçoit soudain, s'en étonne... Mais qui remercier si l'auteur ne se montre pas? Jamais M. Alfred Capus n'a poussé plus loin ses qualités objectives que dans son dernier roman Qui perd gagne. Ce pourrait bien être le plus « réaliste » de notre littérature... Non que la réalité y soit copiée. Il nous en donne l'impression, ce qui est très différent. Sous une telle absence d'art. quel art prodigieux se cache!

JACQUES DE NITTIS: Vénus Eanomie (Éditions de La revue blanche). Par une courte préface, M. Jacques de Nittis nous prévient qu'il n'a voulu dans son livre que présenter un cas pathologique. Nous aurions donc mauvaise grâce à nous plaindre de n'y pas trouver autre chose, d'autant que la constatation brutale, sèche, « scientifique » qu'il en fait prend une âpre et particulière saveur à laquelle ne nous ont pas habitués ceux qui exploitent d'ordinaire, avec une légèreté mondaine, ces très dramatiques sujets. Je crois, comme M. de Nittis, qu'une psychologie de faits tendra de plus en plus à remplacer la psychologie arbitraire dont on dut bien se contenter jusqu'aujourd'hui, et que des observations aussi curieuses que celle qu'il nous offre ne peuvent pas être perdues. Mais il aura trop borné son ambition. Dans un désir d'exactitude et de précision trop louable, il a volontairement repoussé tout développement littéraire, et voici bien ce que je regrette. Il s'est contraint à ne joindre aux notes du clinicien, qu'une correspondance « vraie », qu'un « journal » bref, haché, « vécu ». Peut-être a-t-il cru, dépouillant le drame, en renforcer l'impression? Pour ma part, j'y découvre des virtualités multiples dont il n'a pas tiré parti, et qui se fussent réalisées en scènes humaines et violentes. Il fallait « généraliser ». Admirable sujet que <«<l'impuissance »>! L'amour sans la possession, la solitude physique hantée... Toute « exception» n'est-elle pas une forme du Destin! Ceci, M. de Nittis l'a plus indiqué qu'exprimé; le ton des lettres et du journal de Gabriel Montreano, nous prouve qu'il en eût été très capable. — Faute de quoi, nous nous contenterons d'admirer son livre tel qu'il est, dans sa rude et volontaire concision.

EUGÈNE DEMOLDER: La Route d'émeraude (Mercure de France). Voici un roman bien écrit, de juste développement, d'émotion vraie et graduée, de description large, amusant, frais, haut en couleur, vivant. Pourquoi avec toutes ces qualités, dont chacune mériterait une longue et minutieuse étude, sa récente publication ne futelle pas un grand événement littéraire ? Et pourquoi lorsqu'une plus juste postérité classera les œuvres, ne marquera-t-il pas à ses yeux une date? C'est que la postérité, comme nous, le verra à travers Rem

brandt, Rubens, Jordaens, Teniers, Ruysdael... j'en passe; c'est qu'il est né de l'œuvre de ces peintres, et que l'art ne naît pas de l'art. On ne réalise pas deux fois la même œuvre... Il faut puiser dans le passé des principes, non des modèles : le plus grand artiste y perdrait son temps. Et cela d'un art à un autre, comme dans les limites d'un même art. C'est la condamnation de toute une littérature, sans doute... Que d'occasions d'y revenir!

HENRI GHÉON

ÉTATS, SOCIÉTÉS, GOUVERNEMENTS

EDOUARD LOCKROY : La Défense navale (Berger-Levrault).

M. Edouard Lockroy a toutes les qualités requises pour un critique naval il a été ministre de la marine.

:

La presse d'opposition n'a pas rendu assez de justice à son livre. Car il ne sert à rien de dire que M. Lockroy n'a pas réalisé au pouvoir toutes ses idées de polémiste. Eût-il continué strictement leerrements de la maison où il entrait à terme, qu'il resterait à apprés cier l'opportunité des réformes qu'il se proposait de faire autant que le bien fondé de sa critique générale.

Ces jours derniers l'opposition de droite aimait à plaisanter M. Pelletan sur ses connaissances militaires, acquises en six mois, et ne lui pardonnait pas de se prononcer sur des questions ardues pour les plus vieux généraux. Cette judicieuse remarque atteignait surtout les guerriers.

M. Lockroy a plus de six mois d'études. Ce vieillard maigre n'en jongle pas moins avec des cuirassés et de la façon la plus légère. Il connait tous les défauts de leur blindage et les classe prestement en « plus ou moins chavirables ». Ses attaques fines pourraient en couler plus d'un, si nous tenions moins aux « pièces de musée ».

Le livre de M. Lockroy est surtout écrit avec verve; cependant sa documentation technique parait considérable. Les aperçus politiques dont il est émaillé n'y ajoutent rien. Quant à la dose d'ironie virtuellement inscrite en des pensées comme : « La France ne peut pas s'embourber longtemps dansde vieilles formules », elle reste impondérable et pourtant évidente.

LETTRE OUVERTE A M. ANDRÉ GIDE

VICTOR BARRUCAND

En lisant dans l'Ermitage les quelques pages que vus avez bien voulu consacrer à Stirner, (1) j'en ai goûte le dédain elegant. Votre sévérité à son égard me confirme qu'en matière d'individualisme il ne peut y avoir de théorie. L'individualisme se nie en donnant de lui-même une définition fixe, générale. Chaque individu doit borner sa théorie à lui-même.

(1) MAX STIRNER L'Unique et sa Propriété, traduit de l'allemand par HENRI LASVIGNES (Editions de La revue blanche).

[ocr errors][ocr errors]

Stirner dit : « Mon Moi n'est pas celui de Fichte ». Je m'aperçois qu'il n'est pas non plus celui d'Urien qui se choque d'un rapprochement possible. Le Moi d'Urien est volontairement inhabile à l'action très pauvre de notre temps, il s'avance chargé de pensées s'annonçant, dans les paroles, par un frémissement harmonieux qui ne va pas jusqu'à l'expression concrète pour ne pas enlever à la rèverie son impalpable. Celui de Stirner s'efforce de se vider de pensées étrangères à ce qui est proprement Lui pour s'affirmer. Mes préférences vont au vôtre.

Certes, s'il s'agit d'un absolu, le Moi de Stirner est haïssable, s'il existe. Mais qu'est-ce que ce Moi qui doit abstraire de lui tout ce qu'il porte d'étranger en lui? Jusqu'où va cette élimination, idées, sensations, sentiments apportés par le monde extérieur, habitudes héritées? Absolument, sa conception me paraît absurde. Mais la prétention de notre philosophe est aussi peu philosophique que possible, car il déclare lui-même ne pas connaitre l'Absolu. Il n'envisage pas l'individu en lui-même mais par rapport à l'Etat, il ne le connaît qu'impliqué dans des rapports sociaux. Avant d'autres il eût pu, plus justement, intituler son livre : l'Individu contre l'Etat, ou inverse

ment.

C'est pourquoi, comme vous, je repousse toute tentalive d'assimilation de Stirner à Nietzsche. Leurs Moi sont des valeurs de différente nature, sans aucune homogénéité entre elles. La vision de Nietzsche est hautement aristocratique. Elle appelle quelques-uns à s'élever au-dessus d'eux-mèmes vers une loi plus haute. Au grand dommage peut-être des petits, sauf qu'ils ont la joie de contempler l'action des grands Individus et d'ètre traversés quelque temps de leur souffle.

Stirner se meut dans des limites singulièrement plus restreintes. Théoriquement il est un adversaire de l'étatisme hégélien. En pratique il combat tous les régimes passés et actuels qui ramènent toutes leurs lois à une seule, l'unique Loi de sacrifice. Niant l'Etat comme idée, il s'en inquiète pourtant à tout instant et devant ce Moi formidable il veut poser en obstacle l'individu.

Mais il ne faut pas croire, comme vous le laissez entendre, que la conception très noble des grands Individus le trouble en quelque façon. Lui qui souffle sur tout idéal ne va pas, devant le petit individu, placer ce nouvel idéal. Il ne se préoccupe guère de savoir si la société étouffe chez le plus grand nombre certaines possibilités d'ètre, et je me refuse à voir daus son livre une revendication en faveur du Héros (au sens de Carlyle) possible en chacun de nous. Ce qui fait les grands individus, c'est chez quelques-uns le privilège naturel d'un peu plus de certaine substance grise. Et en supposant que Stirner incite les médiocres à la révolte, ce n'est pas pour les conduire à la conquète de cette substance grise. Autrement, qu'il les insurge alors contre la nature et non contre l'Etat !

Il ne dit pas à l'homme de chercher au fond de lu-même ses énergies pour les exalter. I dit bonnement que chacun est tout ce qu'il peut et n'a point de mission.

Il a vu très bien les mobiles de l'E'at et pressenti sous les étiquettes contemporaines de Liberté et de Droit les tyrannies futures. La tyrannie est chose indifférente si elle ne traine avec soi des souffrances humaines. Il y eut parfois dans les sociétés antiques des tyrannies très douces. Mais aujourd'hui la Société est un appareil monstrueux qui ne peut fonctionner sans broyer des ètres humains. Je veux voir dans le livre de Stirner, sous ses apparences glacées, une protestation vehemente contre cette Loi d'airain de la

souffrance, condition première de l'existence des Etats. Sa haine pour l'idée, c'est l'exaspération de voir quelques-uns, qui ne sont pas le moins du monde de grands individus, soùler la masse avec des concepts, pour la parquer sans résistance dans l'ergastule et la pousser, quand leur intérêt l'exige, aux abattoirs.

Car rien d'idéaliste comme la foule. Elle vénère l'idée comme une puissance mystérieuse, d'autant plus qu'elle en est plus loin. Ses actes, même les plus atroces, ont une origine idéale. Et sa puissance d'imagination est incomparable. Jamais vous ne pourrez voir tout ce qu'elle voit dans une écharpe de commissaire de police ou de député. Considérez encore avec quelle aisance et quelle foi les êtres très simples usent des termes abstraits: liberté, patrie, nation, droit. Et il faut être de culture tout à fait supérieure comme Joseph de Maistre, pour pouvoir dire « La France, quelle est cette femme ?>

En ces temps de composition et de recomposition sociale, Stirner dit à l'individu de « prendre conscience ». Qu'il s'affirme en face des organisations sociales existantes ou à venir. Que l'Etat l'homme d'Etat, le militaire, le magistrat, le policier, etc. soit contraint de considérer qu'il a en face de lui une foule de systèmes nerveux. tous bien distincts, tous ayant une capacité intense de sentir et de souffrir, et qu'il n'oublie pas que chaque individu, à l'endroit précis où ses pieds touchent le sol de cette sphère terrestre, est un pôle pour lui-même, le point origine d'une infinité de méridiens, le centre du monde.

S'il doit y avoir encore du respect, ce n'est pas de l'individu à l'Etat qu'il doit monter, mais de l'Etat à l'individu qu'il doit descendre. Mais que l'homme, qui a si longtemps respecté, soit élevé à 1 irrespect, qu'il tourne sa pensée d'abord sur lui-même et se pose comme point de départ de ses rapports avec ses semblables et avec les institutions. En somme, la théorie de Stirner est essentiellement utilitaire et il me parait bien plus près de Bentham que des néo-hégéliens parmi lesquels on l'a rangé.

Si ce livre n'était pas si compacte, si la langue en était plus alerte, plus colorée, plus émue, peut-être aurait-il pu descendre jusqu'aux simples auxquels il est destiné.

Pour éclairer sa théorie, Stirner n'avait qu'à en appeler au divin Homère qui a donné dans Odysseus le type immortel de l'Unique. Supposons soudain, en face de l'appareil social, une infinité d'Ulysses, qui, absolument dénués d'esprit de sacrifice pour toute cause, regardent amusés la tactique déployée par l'Etat pour les circonvenir. Celui-ci voyant l'insuccès de ses vieilles ruses ne tardera pas à chercher autre chose et se décidera enfin à offrir un pacte loyal. Mais voilà, il faut faire de tous les individus des Ulysses. Il faut les amener à penser; or combien y en a-t-il qui en soient susceptibles, parmi tous ces ètres « visiblement faits pour penser », comme dit Pascal ?

C'est pourquoi je ne m'illusionne pas sur la portée sociale d'un tel livre. J'ai pensé simplement, en le traduisant, à une réaction nécessaire contre les fantaisies biologico-sociales de certains solennels farceurs qui veulent ignorer l'infinie diversité des êtres humains, chacun pour soi un monde, et les grouper dans un organisme conscient qui senl a pour eux la réalité vivante. Autrement, j'ai peu de passion pour Stirner et je trouve que vous fites à métaphysicien de l'anarchie », comme l'a caractérisé Louis Weber, beaucoup d'honneur en l'effleurant de votre ironie.

ce ((

HENRI LASVIGNES

Le gérant: Paul LAGRUE.
FREMONT

[ocr errors]

Lettres inédites de Sophie Arnould

[Alors qu'on n'a jamais assez d'éloges pour l'épistolaire féminin du XVII© siècle, c'est à peine si l'on daigne entendre dire que celui du XVIII° vaut bien parfois son illustre devancier. Et si par malheur on va jusqu'à lui accorder la préférence, opposer par exemple l'art travaillé et factice de Mme de Sévigné à l'art brouillon et diable-à-quatre de la princesse Palatine, on peut s'attendre à de bruyantes protestations, à des cris de scandale et de stupeur. Et pourtant, combien gai, vivant, remuant, bruyant et français, ce style de la femme au siècle dernier! Rien de la majesté classique, sans doute, mais en revanche de la grâce au petit bonheur, un délicieux laisseraller, sans nul souci de grammaire et de rhétorique. Telles les lettres de cette femme-amour qui fut Sophie Arnould, et dont les Goncourt ont inoubliablement évoqué la silhouette papillonnante. Et c'est pourquoi nous considérons comme une bonne fortune de pouvoir publier la correspondance que voici, qui, même après l'ouvrage des grands scoliastes, documente précieusement les douloureuses dernières années de « l'aimable Sophie ».

Cette correspondance est inédite. Il y a quelque temps encore, elle gisait, ignorée, dans une de ces vieilles malles plates dénommées « vaches » par nos grand'mères, et qui couraient les routes sous les bâches des diligences. M. Adolphe Tabarant, qui a le flair des vieux papiers « du temps », l'y découvrit. C'était en Suisse, dans une ancienne dépendance du château de Prangins. Là était morte, vers 1840, presque octogénaire et à demi folle, l'une des plus adorables femmes de la Révolution, Madeleine Verniquet, fille du célèbre architecte, auteur du Plan de Paris. Mme Verniquet (dont M. Tabarant possède plus de douze cents lettres) épousa, un peu avant la Révolution, un M. Gaudin de Lagrange, contrôleur des fermes, qu'elle fit emprisonner en 92, et qui n'échappa que par miracle à la guillotine. Divorcée, elle vécut de longues années auprès de son père, logé au Louvre, à cet hôtel d'Angivilliers qu'habitait également Sophie Arnould. Plus tard, elle s'unit au médiocre poète Gentil de Chavagnac, qui fut directeur de l'Odéon sous la Restauration. Libre une seconde fois, elle acquit du ci-devant roi d'Espagne, Joseph Bonaparte, retiré en Suisse sous le nom de comte de Survillers, ce château de Prangins où elle acheva de vivre, si retirée du monde, que personne à Paris ne fut averti de sa mort.

Retrouvées par M. Adolphe Tabarant, parmi les papiers de Madeleine Verniquet, les lettres de Sophie Arnould passèrent entre les mains de feu Etienne Charavay, qui les céda vraisemblablement à quelque amateur. M. Tabarant en avait remis copie à la bibliothèque Carnavalet. Nous estimons qu'en les publiant aujourd'hui nous n'outrepassons point notre droit. Leur possesseur actuel, qui semble les garder jalousement, connaîtra ainsi leur origine, à supposer que cet article vienne à tomber sous ses yeux.]

Les lettres de Sophie Arnould publiées jusqu'à présent montraient Sophie surtout dans ses rapports avec son ami Bellanger et le Directoire Celles-ci nous apportent une Sophie nouvelle, aimante et comme toujours aimable (avec en plus quelque chose de maternel), mêlée aux petites intrigues de l'hô.

« PreviousContinue »