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tout ce que vous savez, de tout ce qui s'y passe, de ce tout qui s'y voit et de tout ce qu'on y entend. Je ne sais pas si la race future sera charmée de notre histoire; quant à moi, elle ne me charme guère... Eh! j'ai mes raisons pour cela, car chacun a les siennes. Il faut pourtant en prendre son parti en braves, et c'est ce que j'ai fait, de sorte que me voilà devenue philosophe, comme Sganarelle est devenu médecin, à peu près...

Je suis ici seule, ainsi que feu Robinson dans son île. Comme j'y suis par circonstance, plus que par mon choix, je n'y suis pas aussi heureuse que je désirerais de l'être, mais à mon âge, et dans ma position, tout ce que l'on peut désirer c'est d'éviter au malheur, aux besoins de chaque jour, et je trouve ici du pain, des choux, des légumes, des racines, et j'y vis contente comme une reine de l'an for de la République. J'ai tous les jours à mes trousses deux ou trois alguazils qui viennent me tourmenter pour la perception des impositions de l'an VII, de l'an VIII, et voire même de l'an IX, quoiqu'elle ne vienne que de commencer, et que les grains sur lesquels on paie les impositions pour l'an IX ne soient pas en terre. C'est pourtant sur les récoltes que l'on doit payer!... >>

Pauvre Sophie! Elle devait finir ses jours avant d'avoir revu des temps meilleurs, et dans un isolement et un silence que les amis ne venaient plus guère troubler. Mais n'est-il pas pittoresque, en son rudiment, ce style au galop de la pensée et de la plume, si négligé mais si avenant? Ce n'est plus là, certes, cet esprit narquois de la jeune Arnould, dont les Goncourt ont dit : « Il était un éblouissement, un prodige. Il était impromptu, courant, volant : une envolée de guêpes! » Mais c'est un esprit assagi, quasi-bourgeois, débarrassé de cette coquetterie visible encore dans ses dernières lettres à son cher Bellanger, et c'est pour cela que nous avons voulu publier cette correspondance inédite.

JEAN GORSAS

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Le Journal d'une Femme de chambre()

VIII

18 octobre.

Enfin, j'ai reçu une lettre de M. Jean. Elle est bien sèche, cette lettre. On dirait, à la lire, qu'il ne s'est jamais rien passé entre nous. Pas un mot d'amitié, pas une tendresse, pas un souvenir!... Il ne m'y parle que de lui. S'il faut l'en croire, il paraît que Jean est devenu un personnage d'importance. Cela se voit, cela se sent à cet air protecteur et un peu méprisant que, dès le début de sa lettre, il prend avec moi. En somme, il ne m'écrit que pour m'épater... Je l'ai toujours connu vaniteux dame, il était si beau garçon ! - mais jamais autant qu'aujourd'hui. Les hommes, ça ne sait pas supporter les succès ni la gloire...

Jean est toujours premier valet de chambre chez Mme la comtesse Fardin et Mme la comtesse est peut-être la femme de France dont on parle le plus en ce moment. A son service de valet de chambre Jean ajoute le rôle de manifestant politique et de conspirateur royaliste. Il manifeste avec Coppée, Lemaître, Quesnay de Beaurepaire ; il conspire avec le général Mercier, tout cela pour renverser la République... L'autre soir il a accompagné Coppée à une réunion de la Patrie Française. Il se pavanait sur l'estrade derrière le grand patriote, et toute la soirée il a tenu son pardessus... Du reste, il peut dire qu'il a tenu tous les pardessus de tous les grands patriotes de ce temps... Ça comptera dans sa vie!... Un autre soir, à la sortie d'une réunion dreyfusarde où la comtesse l'avait envoyé afin de « casser des gueules de cosmopolites », il a été emmené au poste pour avoir conspué les sans-patrie et crié à pleine gorge : « Mort aux Juifs!... Vive le Roi!... Vive l'armée! » Mme la comtesse a menacé le gouvernement de le faire interpeller et M. Jean a été aussitôt relâché... Il a même été augmenté par sa maîtresse de vingt francs par mois, pour ce haut fait d'armes... M. Arthur Meyer a mis son nom dans le Gaulois... Son nom figure aussi, en regard d'une somme de cent francs, dans la Libre Parole, parmi les listes d'une souscription pour le colonel Henry... C'est Coppée qui l'a inscrit d'office... Coppée encore qui l'a nommé membre d'honneur de la Patrie Française... Une ligue épatante!... Tous les domestiques des grandes maisons en sont... Il y a aussi des comtes, des marquis et des ducs... En venant déjeuner hier, le général Mercier a dit à Jean : «Eh bien, mon brave Jean! » Mon brave Jean!... Jules Guérin, dans l'Anti-Juif, a écrit sous ce titre : « Encore une victime des Youpins! »

(1) Voir La revue blanche des 15 janvier, 1 et 15 février et 1" mars 1900.

ceci : « Notre vaillant camarade antisémite, M. Jean..., etc... » Enfin, M. Forain, qui ne quitte plus la maison, a fait poser Jean pour un dessin qui doit symboliser l'âme de la patrie... M. Forain trouve que Jean a « la gueule de ça »... C'est étonnant ce qu'il reçoit en ce moment d'accolades illustres, de sérieux pourboires, de distinctions honorifiques extrêmement flatteuses. Et si, comme tout le fait croire, le général Mercier se décide à faire citer Jean dans le futur procès Zola, pour un faux témoignage que l'état-major règlera ces jours-ci... rien ne manquerait plus à sa gloire... Le faux témoignage est ce qu'il y a de plus chic, de mieux porté, cette année, dans la haute société... Etre choisi comme faux témoin cela équivaut, en plus d'une gloire certaine et rapide, à gagner le gros lot de la loterie... M. Jean s'aperçoit bien qu'il fait de plus en plus sensation dans le quartier des Champs-Elysées... Quand le soir au café de la rue François Ier il va jouer « à la poule au gibier », ou qu'il mène sur les trottoirs pisser les chiens de Mme la comtesse, il est l'objet de la curiosité et du respect universels... les chiens aussi, du reste! C'est pourquoi, en vue d'une célébrité qui ne peut manquer de s'étendre du quartier sur Paris, et de Paris sur la France, il s'est abonné à l'Argus de la Presse, tout comme Mme la comtesse... Il m'enverra ce qu'on écrira sur lui de mieux tapé. C'est tout ce qu'il peut faire pour moi. Car je dois comprendre qu'il n'a pas le temps de s'occuper de ma situation... Il verra plus tard... « quand nous serons au pouvoir », m'écrit-il négligemment. Tout ce qui m'arrive, c'est de ma faute... je n'ai jamais eu d'esprit de conduite... Je n'ai jamais eu de suite dans les idées... J'ai gaspillé les meilleures places, sans aucun profit... Si je n'avais pas fait la mauvaise tête, moi aussi peut-être serais-je au mieux avec le général Mercier, Coppée, Déroulède... et peut-être - bien que je ne sois qu'une femme - verrais-je étinceler mon nom dans les colonnes du Gaulois, qui est si encourageant pour tous les genres de domesticité!...

J'ai presque pleuré, à la lecture de cette lettre, car j'ai senti que M. Jean est tout à fait détaché de moi et qu'il ne me faut plus compter sur lui... Sur lui et sur personne... Il ne me dit pas un mot de celle qui m'a remplacée... Ah! je la vois d'ici... Je les vois d'ici, tous les deux, dans la chambre que je connais si bien, s'embrassant, se caressant... et courant ensemble, comme nous faisions si gentiment, les bals publics et les théâtres... Je le vois, lui, en pardessus mastic, au retour des courses, ayant perdu son argent et disant à l'autre, comme il me l'a dit tant de fois à moi-même : << Prête-moi tes petits bijoux et ta montre pour que je les mette au clou! »... A moins que sa nouvelle condition de manifestant politique et de conspirateur royaliste ne lui ait donné des ambitions nouvelles, et qu'il ait quitté les amours de l'office pour les amours du salon... Il en reviendra, l'imbécile!

Est-ce vraiment de ma faute ce qui m'arrive?... Peut-être!... Et pourtant, il me semble qu'une fatalité, dont je n'ai jamais été la maî

tresse, a pesé sur toute mon existence, et qu'elle a voulu que je ne demeurasse jamais plus de six mois dans la même place... Quand on ne me renvoyait pas, c'est moi qui partais, à bout de dégoût. C'est drôle, et c'est triste... J'ai toujours eu la hâte d'être « ailleurs »>< - une folie d'espérance dans « ces chimériques ailleurs » que je parais de la poésie vaine, du mirage illusoire des lointains, surtout depuis mon séjour à Houlgate, auprès du pauvre M. Georges... De ce séjour, il m'est resté je ne sais quelle inquiétude... je ne sais quel angoissant besoin de m'élever, sans pouvoir y atteindre, jusqu'à des idées et des formes inétreignables... Je crois bien que cette trop brusque et trop courte entrevision d'un monde qu'il eût mieux valu que je ne connusse point, ne pouvant le connaître mieux, m'a été très funeste... Ah! qu'elles sont décevantes ces routes vers l'inconnu! L'on va, l'on va, et c'est toujours la même chose!... Voyez cet horizon poudroyant, là-bas... c'est bleu; c'est rose, c'est frais,. c'est lumineux et léger comme un rêve... Il doit faire bon vivre là-bas!... Vous approchez:.. vous arrivez... Il n'y a rien!... Du sable, des cailloux, des coteaux tristes comme des murs. Il n'y a rien d'autre!... Et au-dessus de ce sable, de ces cailloux, de ces coteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel où le jour se navre, où la lumière pleure de la suie... Il n'y a rien... rien de ce qu'on est venu chercher... D'ailleurs, ce que je cherche, je l'ignore... et j'ignore aussi qui je suis.

Un domestique, ce n'est pas un être normal, un être social... C'est quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre... C'est quelque chose de pire un monstrueux hybride humain... Il n'est plus du peuple d'où il sort; il n'est pas non plus de la bourgeoisie où il vit, et où il tend... Du peuple, qu'il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve... De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire... et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l'excuse de la richesse... L'âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et, rien que d'avoir respiré l'odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd à jamais la sécurité de son esprit, et jusqu'à la forme même de son moi... Au fond de tous ses souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l'ordure, c'est-à-dire de la souffrance... Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l'espoir réalisé, et il garde l'amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n'est plus douloureux et laid que ce rire;... il brûle et dessèche. Mieux vaudrait peut-être que j'eusse pleuré! Et puis, je ne sais pas!... Et puis, zut!... Arrivera ce qui pourra!...

Mais il n'arrive rien... jamais rien!... Et je ne puis m'habituer à cela. C'est cette monotonie, cette immobilité dans la vie qui me sont

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