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manger. Des portes s'ouvraient dans le corridor; Madame Mériel, Bernard sortaient, s'informaient auprès d'Adrien du sujet de sa querelle avec Claire... Adrien expliquait à sa manière. Il s'était énervé à attendre sa fiancée, et alors...

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Tu n'as pourtant pas perdu ta matinée, farceur, insinuait Bernard, je t'ai vu de ma fenêtre étouffer deux absinthes chez Cazalas! C'est l'absinthe qui t'a monté à la tête...

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Mais que lui avez-vous dit, que lui avez-vous fait à ma chère enfant? insistait madame Mériel.

Rien; rien de grave; une simple observation à propos du temps qu'elle passait à l'église...

Et quel mal peut-elle y faire, à l'église?

Aucun, assurément, aucun...

Alors, pourquoi lui reprocher...? Vous avez eu tort, mon

enfant. Et elle s'est fâchée, ma Claire?

Si elle n'avait fait que se fàcher! Elle a rompu avec moi; elle m'a rendu ma parole.

Lui avez-vous fait vos excuses?

Je suis prêt à les lui faire encore.

Madame Mériel frappait à la porte de Claire.

Tu entends, ma Claire, mon petit Clairon? disait-elle... Adrien se repent, il te supplie de lui pardonner. Allons, ouvre, ma chérie, viens déjeuner, l'abbé Resongle est invité. Tu sais qu'il n'aime pas attendre. Viens, cela s'arrangera au dessert. Et nous jouerons au tennis, après déjeuner, insista Bernard. Adrien n'est pas méchant, tu sais bien; il gaffe quelquefois, voilà tout. Veux-tu que nous le mettions au pain sec...? - Je descendrai quand M. de Favaron sera parti, répondit enfin Claire; je ne veux plus le voir.

Viens toujours; si tu ne veux pas le voir, on le fera manger à la cuisine.

L'abbé Resongle arrivait, parlementait à son tour à travers la porte...

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Claire, mon enfant, qu'est-ce qu'on me dit, que vous êtes brouillée avec Adrien? Quelque malentendu, sans doute... Claire se taisait.

(A suivre.)

EMILE POUVILLON

Fleurs de Lassitude (4)

AMES ERRANTES

Etoiles filantes.

Ames errantes

Qui se rencontrent un instant
Et qui savent seulement

Que la route est longue et dure.

Longue et dure

Nuit obscure

Où nous allons à tâtons

Sans conseils et sans bâtons

Quand donc verrons-nous la fin?

Verrons la fin,

Qui sait? demain ?

Terre d'exil nous couvrira

Personne ne nous pleurera

Pauvres âmes errantes!

ÉTOILE MYSTÉRIEUSE

Au loin mon songe m'a emportée
Parmi les étoiles de la voie lactée

Et là dans un petit astre bleuté

J'ai vu toutes les choses qui n'ont jamais été.

Ce n'est pas le royaume du peut-être,
Mais celui plus triste de ce qui ne put être.
J'y ai vu le cortège des gloires jamais atteintes
Et la vague théorie des amours non étreintes.

Chacun de nous y trouverait un peu de soi,
Chacun y entendrait murmurer les voix
De maintes choses mortes avant d'être nées,
De douces chimères, de lointaines pensées.

Tout ce qui fut désiré et ce qui jamais ne se fit,
Tout espoir poursuivi et jamais accompli,

Toutes les âmes errantes de nos amours inexaucées
Dans cette lointaine étoile se sont enfin fixées.

(1) Elles sont le début, dans notre littérature, d'une Allemande, actuellement ambassadrice, qui a passé trois ans à Pékin, d'où elle date quelques-uns de

çes vers,

J'y retrouvai toute une partie de moi-même,
Fantômes indécis, êtres aux formes blêmes,
Toutes les pensées que je ne t'ai jamais écrites,
Toutes les paroles que je ne t'ai jamais dites.

Tout ce que j'aurais voulu et qui ne put être,
Tout ce qu'un cruel sort n'a laissé naître,
Et dans l'étoile mystérieuse j'ai même trouvé
Le pauvre petit baiser que je ne t'ai pas donné.

ARRIVÉE

Quand après un long et dur voyage
J'abordai enfin dans ces tristes parages
Je vis que la porte d'entrée

Par un chien noir était gardée.

C'est, me dit-on, un chien de Mongolie
Gardien de la maison de Mélancolie.

De sa tête poilue il me frôlait
Haletante et sèche sa langue pendait,
Dans l'accablante chaleur

Je sentais palpiter son cœur.

<< Depuis quand, ô chien de Mongolie, Gardes-tu la maison de Mélancolie?

Bientôt sera terminé mon temps, Je ne serai plus sentinelle longtemps. Jamais aucun n'a résisté

Plus de deux brûlants étés.

Après, un autre chien de Mongolie

Vient garder la maison de Mélancolie. »

Deux ans ils gardent ce poste perdu
Puis on les enterre et n'en parle plus ;
Pour un qui part dix renaissent

Et les morts nul vide ne laissent :

Toujours se trouve un chien de Mongolie
Pour garder la maison de Mélancolie.
(Pékin.)

VILLE DE SOUFFRANCE

Quand je te vis d'abord, ville triste et grise,

D'un indicible effroi mon âme fut prise,

Je sentis sur le cœur un poids

Et il me parut entendre une voix
Qui me murmura sourdement :
C'est là que tu souffriras longuement.

De longues files de chameaux surchargés
S'avancent vers toi le cou baissé.

Ils ont traversé le désert immense,
Ils ont connu la soif intense

Et maintenant ils entrent lentement
Dans la ville où l'on souffre longuement.

Tu es gardée par de hautes murailles
Qui semblent vouloir livrer bataille

Contre tout ce qui s'approche de toi vivant,
Contre tout ce qui n'est pas ton propre néant,

Contre tout ce qui pourrait alléger les tourments
De la ville où l'on souffre longuement.

Ailleurs tu es cernée d'eaux stagnantes
Qui reflètent vaguement tes tours menaçantes
Et d'où s'élève l'odeur nauséabonde

De toute cette grande ville moribonde.
Tes alentours sont couverts d'ossements
De bêtes qui ont souffert longuement.

Autour de toi se jouent de blafardes lumières
A travers des tourbillons de poussière
Qui révèlent pour un instant soudain
Quelque être loqueteux à peine humain,
Etre empreint de ce morne accablement
De ceux qui ont souffert longuement.

A tes portes on voit de noirs pourceaux
Et de misérables mendiants en lambeaux
Tous atteints de maladie mortelle,
Tous étalant une plaie cruelle,
Grelotant, agités par des tremblements,
Geignant qu'ils ont souffert longuement.

Sous la voûte de tes portes sombres
S'engloutissent toutes ces pâles ombres
Pour augmenter encore les exhalaisons
Qui flottent sur la grande ville-prison,
Pour augmenter encore le grouillement
De ceuxqui doivent souffrir longuement.

Tes rues sont pleines d'êtres en guenilles
Aux faces hébétées d'humains gorilles
Et dans ta fange des femmes accroupies
Cherchent quelques viandes pourries
Pour tromper leur faim avidement,
Pour souffrir un peu plus longuement.

456

Tu es celle qui ôte l'espérance,
Tu es celle qui tue la conscience,
Tu sais rendre même le succès amer
En nous privant de tout être cher,
Tu engendres le vice dans l'isolement
Pour que nous souffrions longuement.

Je voudrais t'oublier, ville triste et grise,
Revivre ailleurs la vie que tu m'as prise,
Pouvoir chasser de mon souvenir
Tout ton monde pourri, sans avenir,
Et retrouver enfin le contentement
Après avoir souffert si longuement.

Mais comme un cauchemar je crains parfois
D'entendre toujours la clameur de tes voix,
De revoir toujours tes tristes laideurs,
De sentir toujours tes fétides odeurs,
De ne plus pouvoir sourire gaiement
Parce que j'ai souffert trop longuement.
(Pékin, mai r899.)

VENT DE SIBÉRIE

Sens-tu à travers l'espace
Combien je suis lasse,

Sens-tu que la destinée
Cruellement m'a brisée ?
Sens-tu mon isolement
Et tout l'effondrement
De chaque chose souhaitée,
Perdue aussitôt que née ?
Quand dans le steppe gémit le vent
C'est ma plainte que tu entends.

Sens-tu le profond dégoût
Et la fatigue de tout
L'ennui mortel de la vie
Qui m'ont toute envahie?
Sens-tu combien j'espère
Ce qui seul nous libère

Ce qui nous donnera l'oubli,
De toutes choses dans l'infini,
Quand dans la steppe gémit le vent
C'est ma plainte que tu entends!

(Pékin.)

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