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Chamberlain, l'impérialisme s'effondre, du moins l'impérialisme agressif qu'il symbolisait avec Balfour, Rosebery, Goschen et tant d'autres et qui n'était que la dérivation, que la déviation maladive d'une idée peut-être très haute, très juste, et très réalisable.

Le député de Birmingham, après beaucoup de ses contemporains, dont sir Charles Dilke fut l'initiateur par un volume presque célèbre, ne voyait la « plus grande Angleterre » fondée qu'à travers une série de guerres, de violences, d'usurpations et d'effusions de sang. Il était parti de cette notion, sans doute exacte, que la Grande-Bretagne, menacée d'étouffement par l'extension industrielle et commerciale des autres puissances, devait fédérer ses colonies, resserrer ses liens avec elles, former un immense Zollverein mondial. Mais ses déductions étaient fausses, il avait cru que pour faire accueillir des masses cette simple idée, il était nécessaire de la coiffer du panache du militarisme. Comme Bismarck ne concevait l'unification germanique que dans les victoires de la force, Chamberlain mettait le fer et le feu à la base de l'unification anglo-saxonne. Le programme pouvait triompher, mais le moindre échec devait le jeter à terre. Bismarck avait un instrument, une armée de premier ordre, il eut de plus la bonne fortune de clore à son avantage trois campagnes, celle du Sleswig, celle de Bohême, celle de France. Chamberlain manquait de l'outil nécescessaire, des collaborateurs indispensables, et son étoile, sur laquelle il comptait si fort. le trahit. Aussi l'impérialisme anglais, submergé par la défaite, ne reparaîtra vraisemblablement à l'ordre du jour des discussions qu'après une certaine éclipse.

La guerre sud-africaine, avec les terribles revers qui l'ont jusqu'ici signalée, relègue à l'arrière plan la réorganisation pour laquelle le monde britannique semblait mûr. Cette réorganisation se fera évidemment, tôt ou tard, car elle est dans la nature même des choses ; mais l'enthousiasme qu'elle suscitait, dissipé, les espérances qu'elle encourageait, effondrées, il ne se trouvera plus guère, sur l'heure, de champion pour la défendre. Aussi bien, Chamberlain, qui se jugeait un grand révolutionnaire et un illustre praticien politique, n'aura réussi qu'à différer une mue historique qui, sans ses grossières erreurs, fût peut-être intervenue pacifiquement et automatiquement avec les premières années du xx° siècle.

Tout compte fait, le Royaume-Uni subit une catastrophe aussi douloureuse que celle dont la Grèce, il y à trois ans, et l'Espagne, il y a deux ans, ont enregistré les phases. Elle apprend, une fois de plus, qu'à se livrer à un homme, mème sous la fiction d'une constitution parlementaire, une collectivité risque la ruine. Elle fait aujourd'hui l'école du désastre réitéré, pour avoir laissé aux mains d'un Chamberlain les pouvoirs dictatoriaux que les autres vaincus des derniers temps conférèrent à un Canovas ou à un Tricoupis, à un Sagasta ou à un Delyanni.

PAUL LOUIS

EXPOSITION HENRI HERAN (1)

Le buste du graveur Henri Héran figure à son exposition. Il y apparaît de belle santé, robuste. Point n'est besoin cependant de ce buste pour le supposer ainsi, il suffit de ses œuvres. Celui qui incise aussi fortement dans le cuivre sa volonté et précise avec une telle concision les douleurs ou les passions des êtres évoqués, laissant à d'autres l'imprévu des fièvreuses incorrections, est immanquablement un puissant au physique. L'œuvre de M. Henri Héran est multiple. Graveur avant tout, il est aussi quelquefois lithographe ou pastelliste. Mais, quel que soit le procédé employé, la robustesse de l'artiste demeure visible. Son talent, fait de réalité, lui permet cependant un certain symbolisme. Non de choses, mais d'humanités. Ce n'est pas dans l'inflexion d'un roseau, d'une fleur, qu'il cherchera la tristesse, la joie, mais dans les yeux et les traits de l'homme. Aussi apparait-il comme un illustrateur possible pour tels grands drames passionnels et souhaiterait-on de lui une interprétation des personnages d'Ibsen.

En attendant, pour la « Ballade de la Geôle de Reading », d'Oscar Wilde, il a tracé une composition saisissante dans le gouffre, une femme plonge, et sa chevelure douce, caressante, s'est enroulée autour du cou de l'homme, qu'elle entraîne. Il faut voir l'expres sion d'angoisse de celui-ci. Il sent la catastrophe et il n'essaye point de lutter. Il sait qu'il lui faut obéir, que celle qui l'entraîne est la Pensée, bonne ou mauvaise, et qu'il doit la suivre jusqu'au bout: dans la prison, la roue d'infamie, l'abime. Ce sujet, le graveur l`a pris et repřis. Le teintant de bleu, il en fait le Baiser: un baiser où la chevelure serpentine de tout à l'heure vient encore prendre le mâle, l'étrangler. Et puis, voici les Deux Rois. Rois d'où, de quoi? L'un, de figure douce, à longs cheveux, semble un Christ; l'autre, à masque décidé, au cou puissant, tranché vif comme par le couteau d'une guillotine, quel est-il? Ravachol, peut-être.

Mais si le tempérament, l'esprit de M. Henri Héran le poussent à interpréter les passions humaines, à rendre tangibles les mystères évoqués par les écrivains et les musiciens - Wagner, sa pointe souple lui permet d'autres sujets, parfois gracieux, comme cette danseuse blanche, motif d'ex-libris. Les aspects pittoresques des vieux quartiers des grandes villes le tentent aussi. Et c'est la rue SaintVincent, à Montmartre, la rue Eau de Robec et le cul-de-sac du HautMariage, à Rouen. En lithographie ou au crayon, quelques portraits d'accentuation énergique, parmi lesquels se détache le regard profond de Jules Valadon, les visages significatifs de Strindberg, de Stéphan George, d'Arthur Symons, de M. Dauthenday, enfin, de l'auteur lui

même.

(1) Chez Hessèle, rue Laffitte, Paris.

M. Henri Héran procède par larges taches de blanc et de noir; le masque ainsi établi, un trait ferme accentue le détail, donne l'expression, la vie.

M. Henri Héran était appelé à rendre célèbre le nom de Paul Hermann qui lui appartient patronymiquement. Afin d'éviter toute confusion avec Hermann Paul, il a choisi les quatre syllabes de Henri Héran, quatre coups de burin qui emportent le cuivre. CHARLES SAUNIER

EXPOSITION LÉVY-DHURMER (1)

Avec les murs emmitouflés de ce hall coquet et exigu : un boudoir,

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la trentaine de pastels et peintures s'harmonisent : c'est comme des ailes de papillons qu'on aurait appliquées, les ailes velouteuses des gros papillons du soir et de l'automne, ces ailes ou fauves ou bleuâtres couleur de l'automne et de la nuit et du crépuscule, et dont les ocelles multiplient de vagues visages; de la poussière de couleur, une buée de couleur; le visiteur a peur, devant, d'avoir trop fortement respiré. Les plus vigoureuses, les plus intéressantes — et leur vigueur détone parmi ces apparitions effacées s'intitulent Masques masque de M. Claretie, masque de M. Cornély; et les quelques autres portraits sont aussi des masques : l'épiderme facial découpé, tranches de visages sans les os, sans le crâne; le buste de Mlle Moreno, dans son rôle du Voile, s'étale, mat et blanc, tout en surface, ainsi qu'une hostie. Le reste, évocations d'un symbolisme cherché, et un peu court (parfois rappelant, titres, présentation, idée, et jusqu'au même bleu, tel le Silence, Osbert), fait voisiner la Grèce, l'Evangile, la Bretagne, les légendes, les bois et leurs frissons, etc. : Il était une fois une princesse, les Mystères de Cérès, Notre-Dame de Penmarch, Il neige des feuilles, la Cruche cassée (...demoiselle toute nue, vue de dos, mais d'agréable physionomie); le mystère y est commodément suggéré par le flou des silhouettes noyées dans une pénombre versicolore, les problèmes de l'âme par une figure aux yeux battus, et qui ubiquite avec indiscrétion. Cela témoigne de la virtuosité de l'artiste. et de la variété de son inspiration, mais aussi d'une bienveillance un peu outrée à plier son art aux aspirations spéciales de la mode et du monde, du beau monde à qui ne déplaît pas quelque maniérisme de bon ton. Or, les Masques, d'une toute autre facture, aussi d'un tout autre effet, montrent ce que pourrait le peintre, laissant avec franchise, sans habileté, bêtement, son tempérament aller la différence est telle que les autres ouvrages ne semblent pas du même peintre ; et cela est : ils sont de son public.

FELICIEN ROPS ET LOUIS LEGRAND (2)

Des Rops, de beaux Rops, originaux, ou valeureusement interpré

(1) Hall de la Société d'éditions artistiques, 50, Chaussée-d'Antin, Paris. (2) Chez l'éditeur Pellet, 9, quai Voltaire, Paris.

tés, mais qu'ont vulgarisés les reproductions (la femme au cochon, la Buveuse d'absinthe, la Prostitution et le Vol, etc...), l'intérêt sera plutôt dans la comparaison facilitée avec Louis Legrand.

Les femelles ropsiaques ne sont pas plus la divine femme antique (Incessu patuit Dea!) que la fillette vicieuse de Paris, « gazouillant troupeau de beauté d'hôpital », mais la grasse, opulente, un peu lourde fille des Flandres : une Junon de Rubens retroussant sa tunique. Une beauté majestueusement mafflue, s'initiant à la dynamique érotique des petites mécaniques parisiennes; inculquant, brave bête amoureuse créée pour procréer, à sa splendide sensualité animale le vice frétillant, avec la psychologie complexe et futile de commerçantes rouées; cette association contradictoire. accusée par le contraste du dessin en réalité fort académique au beau sens qui la présente, là, non dans le lubrique des intentions et des poses (si honnêtes au fond!) que git l'obscénité, le choquant de Félicien Rops.

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Louis Legrand n'a pas de telles disparates; il est très pur et très sain ses danseuses (les Petites du corps de ballet, ou les Danses excentriques) purent venir même après les inconcevables danseuses de Degas; leur différence les sauvait du périlleux d'une comparaison. Dans cette intimité des gymnastiques féminines de tout ordre, il caquit de notre charpente en mouvement une pénétration précieuse; qui lui facilite depuis d'exprimer d'un chiffre sommaire et précis, avec un minimum d'indications, la caractéristique de nos gestes et attitudes; et ensuite, des attitudes caractéristiques de nos sentiments. Cette ascension du physique au moral, et la signification de celui-ci par celui-là, évite à l'artiste de s'acagnarder dans un procédé, se spécialiser à un type. La Femme de trente ans, les Femmes au balcon (j'intitule peut-être arbitrairement) sont les dissections patientes, cruelles et non féroces d'êtres ravagés et putréfiés par la vie: la fixation du vice moderne et parisien, qu'échoua Rops, est atteinte, ici. Le Mâle (un paysan violente une paysanne) au contraire incorpore, avec simplicité tragique, le pur instinct tout puissant qui jaillit. Le Soir : un père, un pêcheur, embrasse sa femme et son petit sous le décor d'une campagne crépusculaire, d'une mer accalmée ; cette bucolique sait n'être pas mièvre...

GRÈS FLAMMÉS DE DALPAYRAT (1)

J'imagine réalisé mon cher désir : M. Dalpayrat interné dans un bas village, réduit à cuire des pots de grès à treize sous; que de conditions pratiques à réunir! Que la cruche pleine, demi-pleine, pleine au tiers, ou vide, équilibre son poids dans le sens de la moindre fatigue au bras et fatigue toujours égale; qu'uniformément elle s'épanche, sans secousse; et l'anse toujours bien en main; et que goulot, le bec canalisent le liquide en filet pareillement uniforme...

(1) Exposition, 37, rue de Paradis, Paris.

le

et quoi encore? Il l'accomplira, étant artiste; toutes ces difficultés levées feront nécessairement harmonieuse l'œuvre; d'où nécessairement belle; et de l'unique beauté vraie une utilité entendue. Amphores, rhytons, cratères des antiques, désespoir de nos Louvres, étaient aux antiques leur boutique à treize : jarres à l'huile, cruches à vin, vases... vases intimes, oui; l'étaient parfaitement et uniquement, de là leur suprême harmonie. Si la victoire de Samothrace est la merveille de l'idéal, c'est pour résoudre une utilité, d'ordre différent : un autre idéal. Notre conception mêle trop volontiers les ordres ; j'ai manié chez Dalpayrat l'écuelle du Cynique : - Dix louis! — elle les vaut quelle écuelle ! comme le fromage de Gruyère de Sganarelle, elle contient toutes les richesses: coulures du grès, hasards savamment dirigés de la cuisson, et violets, et bleus oxydés, et rouges vineux, somptueux, y ravissent l'œil. Pièce de collectionneur, pièce unique; admirons; mais une terreur, ah, point vaine! l'indispensable cherté restreint la clientèle à l'amateur, amoureux de la pièce unique, plutôt que de la pièce belle, mène à cultiver le monstre ; à moins de s'entremettre à la confiserie en vogue pour dessus de cheminée L'Amour et le Temps, Psyché, La cruche cassée : Lachenal y tend; ou bien, le statuaire Coulon, collaborateur de Dalpayrat, en enconcubinant à cette écuelle Vénus, de deux beautés enfantera... le laid ? non, bien pis : le contradictoire, presque l'incohérent ; j'ai salué, à distance, une superbe fontaine : qui viendra puiser son eau se fracassera le front aux aspérités : pièce de vitrine. Jour béni où Dalpayrat, concurremment à ses flammés, ses émaux mats, enchantement de nos yeux préparés, produira mes pots à treize sous, que maniera ma ménagère sans souci de casser, sans effroi de se blesser! tout le monde en voudra notre céramique à bas prix étant si incommode; mais purement pour leurs qualités pratiques? Parbleu ! mais, volupté de l'œil et la main à les caresser, et le goût du beau s'insinuant Sont-ce quelques artistes, quelques œuvres précieuses, quelques amateurs choisis - cercle clos- qui agissent sur la masse ? ou la masse elle-même ?

GRÈS FLAMMÉS DE BIGOT (1)

De superbes choses, aussi; entre les collaborateurs Dalou, FixMasseau, Injalbert remarquer ce remarquable nouveau venu: Reinitzer... Noter des tentatives décoration céramique des façades de maisons; ceci est déjà bon, mais l'influence maudite de l'architecte fait qu'on pastiche la pierre, et ne se libère pas des hideurs du <style moderne ». Pour le grès en lui, il reste pièce de collection ; ou au moins « service de luxe ». - Hésitations, tàtonnements: nécessaires, peut-être... attendons : Je voudrais voir Rodin s'entreprendre à pétrir quelques pots.,. quelques pots à treize sous.

(1) Exposition, 13, rue des Petites-Ecuries, Paris.

FÉLICIEN FAGUS

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