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Célestine !... Monsieur!...

Par manière de contenance, il s'est frotté les mains, et il a repris : Célestine!... Ah!... Ah!... C'est très bien!... Un nom pas commun..... Un joli nom, ma foi !... Pourvu que Madame ne vous oblige pas à le changer!... Elle a cette manie...

J'ai répondu, digne et soumise :

- Je suis à la disposition de Madame !...

Sans doute... sans doute... Mais c'est un joli nom !...

J'ai manqué éclater de rire... Monsieur s'est mis à marcher dans la salle, puis, tout d'un coup, il s'est assis sur une chaise, il a allongé ses jambes, et, mettant, dans son regard, comme une excuse, dans sa voix, comme une prière, il m'a demandé :

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Eh bien, Célestine... car moi, je vous appellerai toujours Célestine... voulez-vous m'aider à retirer mes bottes ?... Ça ne vous ennuie pas au moins?

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Certainement, non, Monsieur !..

Parce que voyez-vous... ces sacrées bottes... elles sont très difficiles!... Elles glissent mal!...

Dans un mouvement que j'essayai de rendre harmonieux et souple, et même provocant, je me suis agenouillée en face de lui. Et pendant que je l'aidais à retirer ses bottes, qui étaient mouillées et couvertes de boue, j'ai parfaitement senti que son nez s'excitait aux parfums de ma nuque, que ses yeux suivaient, avec un intérêt grandissant, les contours de mon corsage et tout ce qui se révélait de moi à travers la robe... Tout à coup, il murmure :

Sapristi! Célestine... Vous sentez rudement bon !

Sans lever les yeux, j'ai pris un air ingénu :

Moi, Monsieur?...

Bien sûr !... vous !... Parbleu!... je pense que ça n'est pas mes pieds !...

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Et ce Oh! Monsieur! » était, en même temps qu'une protestation en faveur de ses pieds, une sorte de réprimande amicale — amicale jusqu'à l'encouragement - pour sa familiarité... A-t-il compris?... Je le crois, car, de nouveau, avec plus de force, et même avec une sorte de tremblement amoureux, il a répété :

Célestine !... vous sentez rudement bon... rudement bon !... Ah! mais, il s'émancipe, le gros père !... J'ai fait celle qui était légèrement scandalisée par cette insistance, et je me suis tue... Timide comme il est, et ne connaissant rien aux trucs des femmes, Monsieur s'est troublé... Il a craint sans doute d'avoir été trop loin, et, changeant d'idée, brusquement :

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Cette question!... Si je m'habitue ici !... Voilà trois heures que je suis ici!... J'ai dû me mordre les lèvres, pour ne pas pouffer... Il en a de drôles, le bonhomme... et vraiment il est un peu bête !...

Mais cela ne fait rien... Il ne me déplaît pas... Dans sa vulgarité même, il dégage je ne sais quoi de puissant... et aussi une odeur de mâle..... un fumet de fauve, pénétrant et chaud... qui ne m'est pas désagréable.

Quand ses bottes eurent été retirées, et pour le laisser sur une bonne impression de moi, je lui ai demandé, à mon tour :

Je vois que Monsieur est chasseur... Monsieur a fait une bonne chasse, aujourd'hui ?

- Je ne fais jamais de bonnes chasses, Célestine, a-t-il répliqué, en hochant la tête... C'est pour marcher... pour me promener... pour n'être pas ici, où je m'ennuie...

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C'est-à-dire... je m'ennuyais... Car maintenant... enfin... voilà!... Puis avec un sourire bête et touchant :

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Voulez-vous me donner mes pantoufles. Je vous demande pardon !...

Mais, Monsieur, c'est mon métier !...

Oui... enfin !... Elles sont sous l'escalier... dans un petit cabinet noir... à gauche !..

Je crois que j'en aurai tout ce que je voudrai, de ce type-là !..... Il n'est pas malin... il se livre du premier coup... Ah! on pourrait le mener loin!.....

Le diner, peu luxueux, composé des restes de la veille, s'est passé sans incidents, presque silencieusement... Monsieur dévore et Madame pignoche dans les plats avec des gestes maussades et des moues dédaigneuses. Ce qu'elle absorbe, ce sont des cachets, des sirops, des gouttes, des pilules, toute une pharmacie qu'il faut avoir bien soin de mettre sur la table à chaque repas, devant son assiette... Ils ont très peu parlé, et encore sur des choses et des gens de l'endroit, qui sont pour moi, d'un intérêt médiocre. Ce que j'ai compris, c'est qu'ils reçoivent très peu. D'ailleurs, il était visible que leur pensée n'était point à ce qu'ils disaient... Ils m'observaient, chacun, selon les idées qui les mènent, conduits, chacun, par une curiosité différente ; Madame, sévère et raide, méprisante même, de plus en plus hostile, et songeant déjà à tous les sales tours qu'elle me jouera; Monsieur, en dessous, avec des clignements d'yeux très significatifs et, quoiqu'il s'efforçât de les dissimuler, d'étranges regards sur mes mains!... En vérité, je ne sais pas ce qu'ont les hommes à s'exciter ainsi sur mes mains!... Moi, je n'avais l'air de rien remarquer à leur manège... J'allais, venais, digne, réservée, adroite et... lointaine... Ah!... s'ils

avaient pu voir mon âme, s'ils avaient pu écouter mon âme, comme je voyais et comme j'entendais la leur !...

J'adore servir à table. C'est là qu'on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents, d'abord, et se surveillant l'un l'autre, ils en arrivent, peu à

se révéler, à s'étaler tels qu'ils sont, sans fard et sans voiles, oubliant qu'il y a autour d'eux quelqu'un qui rôde et qui écoute, et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d'infamies et de rêves ignobles, le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s'en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c'est une des grandes et fortes joies du métier, et c'est la revanche la plus précieuse de nos humiliations !..

De ce premier contact avec mes nouveaux maîtres, je n'ai pu recueillir des indications précises et formelles... Mais j'ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n'est rien dans la maison, que c'est Madame qui est tout, et que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant... Ah! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme! Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes... J'imagine que j'aurai parfois du bon temps à être là !......

Au dessert, Madame qui, durant le repas, n'avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d'une voix nette et tranchante :

Je n'aime pas qu'on se mette des parfums!..

Comme je ne répondais pas, faisant semblant d'ignorer que cette phrase s'adressât à moi.

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Alors, j'ai regardé à la dérobée le pauvre monsieur, qui les aime, lui, les parfums, ou, du moins, qui aime mes parfums. Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d'une guêpe attardée, au dessus d'une assiette de fruits... Et c'était maintenant, un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d'envahir, et quelque chose d'inexprimablement triste, quelque chose d'indiciblement pesant, tombait du plafond, sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent, et ce qu'ils font sur la terre.

-La lampe, Célestine!

C'était la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre... Elle me fit sursauter...

Vous voyez bien qu'il fait nuit... Je ne devrais pas avoir à vous demander la lampe !... Que ce soit la dernière fois, n'est-ce pas ?... En allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu'en Angleterre, j'avais envie de crier au pauvre monsieur :

Attends un peu, mon gros..... Et ne crains rien.,. et ne te désole pas. Je t'en donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes, et

dont tu es si privé !... Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras à mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair !... Et, tous les deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore..... je t'en réponds!..

Et, pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur, et je me retirai...

L'office n'est pas gai. En plus de moi, il n'y a que deux domestiques, une cuisinière qui grinche tout le temps, un jardinier-cocher qui ne dit jamais un mot. La cuisinière s'appelle Marianne, le jardinier-cocher, Joseph... Des paysans abrutis!.. Et ce qu'ils ont des têtes!.. Elle, grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant, en triple bourrelet, d'un fichu sale avec quoi l'on dirait qu'elle essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant sous une sorte de camisole en cotonnade bleue, plaquée de graisse, sa robe trop courte découvrant d'épaisses chevilles et de larges pieds chaussés de laine grise; lui, en manches de chemise, tablier de travail et sabots, rasė, sec, nerveux avec un mauvais rictus sur des lèvres qui lui fendent le visage d'une oreille à l'autre, et une allure tortueuse, des mouvements sournois de sacristain... Tels sont mes deux compagnons!...

Pas de salle à manger pour les domestiques. Nous prenons nos repas dans la cuisine, sur la même table où, durant la journée, la cuisinière fait ses saletés, découpe ses viandes, vide ses poissons, taille ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins. Vrai!... Ça n'est guère convenable ! Le fourneau allumé rend l'atmosphère de la pièce étouffante. Il y circule des odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures. Pendant que nous mangeons, une marmite, où bout la soupe des chiens, exhale une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser. C'est à vomir!... On respecte davantage les prisonniers dans les prisons et les chiens dans les chenils...

On nous a servi du lard aux choux et du fromage puant...; pour boisson, du cidre aigre... Rien d'autre... Des assiettes de terre, dont l'émail est parti et qui sentent le graillon, des fourchettes en ferblanc, complètent ce joli service....

Etant trop nouvelle dans la maison, je n'ai pas voulu me plaindre. Mais je n'ai pas voulu manger, non plus. Pour m'abimer l'estomac davantage, merci !

- Pourquoi ne mangez-vous pas?... m'a dit la cuisinière.

Je n'ai

pas faim.

J'ai articulé cela d'un ton très digne. Alors Marianne a grogné :

-

Il faudrait peut-être des truffes à Mademoiselle?

Sans me fåcher, mais pincée et hautaine, j'ai répliqué :

Mais, vous savez, j'en ai mangé des truffes... Tout le monde ne pourrait pas en dire autant ici...

Cela l'a fait taire.

Pendant ce temps, le jardinier-cocher s'emplissait la bouche de gros morceaux de lard, et me regardait en dessous. Je ne saurais dire pourquoi, cet homme a un regard gênant et son silence me trouble. Bien qu'il ne soit plus jeune, je suis étonnée de la souplesse, de l'élasticité de ses mouvements... Ses reins ont des ondulations reptile.. J'en arrive à le détailler davantage... Ses durs cheve x grisonnants, son front bas, ses yeux obliques, ses pommettes pr. minentes, sa large et forte mâchoire, et ce menton long, charnu, relevé, tout cela lui donne un caractère étrange que je ne puis définir... Est-il godiche?... Est-il canaille ?... Je n'en sais rien. Pourtant, il est curieux que cet homme me retienne de la sorte... A la longue, cette obsession s'atténue et s'efface. Et je me rends compte que c'est là encore un des mille et mille tours de mon imagination excessive, grossissante et romanesque, qui me fait voir les choses et les gens en trop beau ou en trop laid, et qui, de ce misérable Joseph, veut, à toute force, créer quelqu'un de supérieur, au rustre stupide, au lourd paysan qu'il est réellement !

Sur la fin du dîner, Joseph, sans toujours dire un mot, a tiré de la poche de son tablier La Libre Parole, qu'il s'est mis à lire avec attention, avec une attention provocante, et Marianne, qui avait bu deux pleines carafes de cidre, s'est amollie, est devenue plus aimable. Vautrée sur sa chaise, ses manches retroussées, le bras nu, son bonnet un peu de travers sur des cheveux dépeignés, elle m'a demandé d'où j'étais, où j'avais été, si j'avais fait de bonnes places, si j'étais contre les Juifs... Et nous avons causé, quelque temps, presque amicalement... A mon tour, j'ai demandé des renseignements sur la maison, s'il venait souvent du monde, et quel genre de monde, si Monsieur faisait attention. aux femmes de chambre, si Madame avait un amant...

Ah! non, il fallait voir sa tête et celle de Joseph que mes questions interrompaient, par à-coups, dans sa lecture!... Ce qu'ils étaient scandalisés et ridicules!... On n'a pas idée de ce qu'ils sont en retard, en province !.., Ça ne sait rien !... Ça ne voit rien !... Ça ne comprend rien!... Ça s'esbrouffe de la chose la plus naturelle... Et, cependant, lui, avec son air pataud et respectable, elle, avec ses manes vertueuses et débraillées, on ne m'ôtera pas de l'esprit qu's couchent ensemble! Ah! non !... Il faut être vraiment privée pour se payer un type comme ça !...

On voit bien que vous venez de Paris, de je ne sais a'où !... m'a reproché aigrement la cuisinière.

A quoi Joseph, dodelinant de la tète, a brièvement ajouté :

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Il s'est remis à lire La Libre Parole... Marianne s'est levée pesamment et a retiré la maraite du feu... Nous n'avons plus causé...

Alors, j'ai pensé à ma dernière place, à Monsieur Jean, le valet de chambre, si distingué avec ses favoris noirs et sa peau blanche, soignée comme ure peau de femme. Ah! il était si beau garçon, Mon

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