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«< coquin pour vivre comme un misérable.

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Il en est << tout de même de Haugwitz. Il a à peine de quoi four«<< nir à la dépense d'une maison bien chétive; il est «criblé de dettes. Il fallait toute la rage d'un public << outré contre nous pour inventer une calomnie aussi << ridicule. Mais le fait est que depuis deux ans on vou« lait la guerre. Je savais bien qu'elle était inévitable; << d'un mois à l'autre j'en calculais la probabilité crois<< sante; depuis la fin de l'année dernière, nous n'y << échappions plus que par des tours de force, par des «<expédients désespérés, comme tous ces maudits << traités; enfin je m'apercevais que l'heure fatale al<< lait sonner, et elle aurait sonné cette fois-ci, soyez<< en sûr, même sans les intrigues de M. de Stein, et << sans les déclamations du prince Louis. »

<< Mais je ne conçois pas, lui ai-je dit, comment avec cette persuasion intime de l'impossibilité d'échapper à la guerre, vous avez pu laisser passer tant d'époques décisives, où le Roi aurait pu s'y porter sous les auspices les plus avantageux.

« Il m'a répondu : « Demandez-le au comte Haug« witz, demandez-le à Lucchesini, demandez-le à ceux «< même qui veulent être de bonne foi parmi ces fameux << chefs d'opposition, ils doivent tous vous dire quelle «< a été depuis longtemps mon opinion personnelle. Il « est vrai, et je vous en fais le triste aveu, j'ai été <«< un moment la dupe du monstre qui désole la terre. « Lorsque je l'ai vu à Bruxelles en 1803, il m'a gagné, « bien moins par ses cajoleries que par l'idée qu'il << avait su m'inspirer de la grandeur et de la noblesse « de son caractère, par son langage philanthropique et << pacifique, par l'hypocrisie avec laquelle il parlait << de la Prusse et de son attachement particulier pour << elle. L'illusion n'a pas duré longtemps; l'année 1803 « n'était pas finie que mon rêve fut passé; depuis ce

«< moment-là je n'ai plus varié; j'ai vu que ce démon « incarné poursuivrait son affreuse carrière jusqu'à « la destruction de tout ce qui existait, et chaque fois << que son charlatanisme impudent en a imposé en«< core à quelques bonnes âmes, j'en ai été désolé. Mais

je ne pouvais rien faire; Dieu sait que je ne pouvais << rien faire, et d'autres pas plus que moi. »J'allais lui demander l'explication d'un phénomène pareil; mais il m'a prévenu, en disant : « Je prévois toutes << vos objections; le moment est trop sérieux pour faire « des demi-confidences, et, d'ailleurs, si vous pouviez « même me compromettre, je suis au-dessus de la «< crainte, car je sens que je touche au tombeau. Vous << vous étonnez de ce qu'avec tant de motifs puissants je << n'aie pas insisté sur un changement de système! Con« naissez-vous le Roi? Ma justification tout entière << est dans cette question. J'aurais bien voulu vous « voir à ma place. Qu'auriez-vous fait pour engager à <«< la guerre un souverain qui en déteste l'idée, et qui, << pour comble de malheur, ne se croit pas la capacité « de la faire? Voilà le grand secret de toutes nos ir« résolutions et de tous nos embarras! La monar«< chie prussienne n'est pas organisée comme d'autres << États. Chez nous, en temps de guerre, toutes les <«< branches du gouvernement doivent se concentrer << dans l'armée; le Roi ne peut donc pas en confier le «< commandement à un autre; il ne serait plus rien, « s'il ne paraissait pas à la tête de ses troupes. Eh « bien, ce Roi, que personne n'apprécie et n'adore <«< comme moi, a le malheur de n'être pas né général.

Depuis longtemps il a vu, comme les autres, que « l'état actuel des choses ne pouvait pas durer; que, «< bon gré mal gré, il serait obligé de tirer l'épée; mais << il a toujours capitulé avec lui-même; il s'est tou« jours flatté que quelque catastrophe, étrangère à ses

<< résolutions, viendrait résoudre le problème. Quand « à la fin les embarras se sont multipliés, quand tout le «< pays a demandé à grands cris un autre système, << quand il a vu le moment où il resterait seul de son << avis, il s'est rendu, mais bien à son corps défendant, « je vous en réponds. Ce serait un très-grand malheur « s'il voulait aujourd'hui se rétracter; il ne le peut « même plus; mais croyez-vous que je sois sans « crainte sur le résultat? Hélas! je me félicite presque « de mes infirmités, puisqu'elles me fournissent un << motif honorable pour m'en aller. Les plus noirs « pressentiments me tourmentent. Si je pouvais lire << dans votre âme, je les y retrouverais peut-être ; mais « je ne veux pas même savoir ce que vous en pensez. « L'armée est belle et brave, mais où est l'âme puisasante qui en dirige les mouvements? Vous ne croyez « plus, j'espère, au duc de Brunswic? Et quelle idée « pouvez-vous avoir de ses plans? Peut-être que la << faiblesse physique amortit en moi le courage et l'espoir; mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas être présent à l'explosion. Un premier revers suffirait « pour me tuer; me faire enterrer à Berlin, c'est tout « ce que je désire. »

« Il avait dit ces derniers mots avec une émotion extrême. Je le vis très-épuisé; je ne voulais pas prolonger une conversation qui d'ailleurs m'en avait trop appris; j'ai saisi le premier prétexte pour le quitter.

« J'ai été passer la dernière partie de la soirée chez M. de Lucchesini. J'ai tâché de ramener la conversation sur l'histoire des traités de Vienne et de Paris. J'ai demandé de nouveaux éclaircissements; ils m'ont été très-libéralement accordés, et en voici la substance :

<< Tout a concouru pour entraîner le comte Haugwitz dans la première de ces transactions. Sa position isolée à Vienne, son ignorance en fait d'opérations militaires,

son manque de courage, enfin son amour-propre. On l'effraya par toutes sortes de contes; on lui fit croire que les Français entreraient incessamment en Silésie, qu'ils feraient la révolution en Pologne, qu'ils prendraient la monarchie prussienne à revers; tantôt on les disait à Neisse, tantôt à Breslau. Les premiers huit jours après la bataille d'Austerlitz, il avait été traité avec beaucoup de froideur. Tout à coup Napoléon le fait chercher, et lui dit : « Eh bien! vous savez que les <«< jours se suivent et ne se ressemblent pas. J'ai voulu «< vous faire la guerre; aujourd'hui je vous offre le << Hanovre. >> Depuis ce moment-là il ne cessa plus de le caresser de toutes les manières. Il lui répéta à plusieurs reprises que l'estime personnelle qu'il avait pour lui ne se démentirait jamais; que, dans toutes les occasions épineuses, il n'avait qu'à s'adresser à lui directement; que toutes les difficultés s'aplaniraient facilement entre eux. La fausse sécurité qu'il lui inspira par ses propos le suivait encore dans son voyage à Paris. « Ce fut un grand malheur, dit le marquis, "< que le comte Haugwitz se flattât réellement d'avoir « cet homme dans sa poche. » Lorsqu'il arriva à Paris au commencement de février, il disait à M. de Lucchesini, déjà très-inquiet de la position équivoque où l'on se trouvait : « Soyez tranquille, aussitôt que je l'aurai «vu, tout s'arrangera; je sais ce qu'il m'a dit à « Vienne. » Il fut très-capot, lorsque cinq jours s'étaient passés sans qu'il eût pu obtenir une audience. Il l'eut à la fin, elle fut terrible; Napoléon le ménagea si peu, lui lâcha des choses si dures, que, ne sachant plus où donner de la tête, M. de Haugwitz osa enfin lui rappeler les belles paroles dont il l'avait tant de fois bercé à Vienne. Sur cela Napoléon, se modérant un peu, lui dit : « A la bonne heure; je vous estime, je « vous estimerai toujours, mais je ne veux pas être

« joué. A-t-on jamais vu faire des modifications à un «< traité tout en le ratifiant? Qu'est-ce que cette ma« nière de ratifier? Vous êtes un honnête homme, «< comte Haugwitz, mais vous n'avez plus de crédit à << Berlin; ce Hardenberg, qui est vendu aux Anglais, «< comme tant d'autres, se moque de vous; votre Roi « ne sait pas ce qu'il veut; quelques écervelés le pous<< sent à la guerre; il désire la paix, il est tiraillé dans << tous les sens; je crains que cela ne finisse mal. » — Il lui dit finalement qu'il n'avait qu'à s'adresser à Talleyrand, à qui il ferait connaître sa volonté. Le comte Haugwitz, consterné, renversé, presque anéanti, commença enfin à se douter de sa position critique. Il eut, peu de jours après, en présence de M. de Lucchesini, une conférence avec Talleyrand, qui leur annonça que, comme le traité de Vienne était détruit par les modifications que le roi de Prusse y avait mises, il en fallait un tout nouveau; et le lendemain arriva, à la grande surprise du comte Haugwitz, M. Duroc avec un traité tout fait, lequel, après une discussion très-longue et très-orageuse, fut signé avec quelques changements. C'est ce traité que le marquis Lucchesini porta à Berlin.

« Ce ne fut que dans la conférence susdite que Talleyrand leur déclara, pour la première fois, que Clèves et Berg étaient destinés à Murat. Dans les négociations de Vienne il avait fait entendre au comte Haugwitz que Clèves serait donné à un prince d'Allemagne. (N. B. Le duc de Brunswic se flatta pendant quelque temps que ce serait lui, ce qui n'influa pas peu sur sa conduite.) Quant à Berg, il avait même complétement ignoré qu'ils avaient exigé ce pays de la Bavière, pendant qu'ils demandaient Clèves à la Prusse. Ce traité de Paris, au reste, fut si bien reconnu pour ce qu'il était, que le comte Haugwitz avait peur de le

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