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pas de secret en Europe pour les Cabinets dirigés par des hommes d'État, l'Angleterre s'était persuadé qu'elle avait pénétré les conventions secrètes de Tilsitt, et elle accomplissait avec la rapidité de l'éclair l'expédition de Copenhague. « En moins de six semaines après la paix de Tilsitt, dit M. le comte de Biornstjerna', l'article secret de cette paix relativement à la flotte danoise, qui devait être remise à la France, était connu à Londres, une flotte formidable équipée, un corps d'armée embarqué. Cette flotte, partie des ports anglais, arrive dans le Sund, et le bombardement de Copenhague

commence. »

Mais a-t-il existé des arrangements plus explicites que ceux dont nous avons donné le sommaire? En d'autres termes, y a-t-il eu entre Alexandre et Napoléon un traité de partage réel, effectif, des parties du globe qu'ils prétendaient soumettre à leur domination? Les autorités les plus respectables l'ont nié.

Un ministre des Affaires Étrangères, en France, a seulement écrit: «Alexandre s'occupa à Tilsitt d'un traité secret en dix articles. Par ce traité, la Turquie européenne était dévolue à la Russie, ainsi que les conquêtes que les armes moscovites pourraient faire en Asie. De son côté, Bonaparte devenait maître de l'Espagne et du Portugal, réunissait Rome et ses dépendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possédait Malte, envahissait l'Égypte, ouvrant la Méditerranée aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes. >>

Or, par une bizarre et piquante coïncidence, le traité

1 M. le comte de BIORNSTJERNA, longtemps ambassadeur de Suède à Londres, et auquel on est redevable de la publication des Mémoires du feld-maréchal de STEDINGK. Pour l'article supposé, voy. p. 240.

secret de Tilsitt tel qu'il avait été, disait-on, livré au Cabinet de Londres, se composait effectivement de dix articles et déterminait les mêmes arrangements. Nous allons les rapporter ici, pour mémoire, et dans toute l'étrangeté, peut-être calculée, de leur rédaction native :

ARTICLE 1er.

La Russie prendra possession de la Turquie d'Europe, et étendra ses conquêtes en Asie aussi loin qu'elle le jugera à propos.

ART. 2.

La dynastie des Bourbons en Espagne, et celle de la maison de Bragance en Portugal, cesseront d'exister. Un prince du sang de la famille de Buonaparte sera investi de la couronne de ces royaumes.

ART. 3.

L'autorité temporelle du pape cessera, et Rome et ses dépendances seront réunies au royaume d'Italie.

ART. 4.

La Russie s'engage à fournir sa marine à la France pour l'aider à prendre Gibraltar.

ART. 5.

Les villes d'Afrique, telles que Tunis, Alger, seront occupées par les Français, et, à la paix générale, toutes les conquêtes que les Français auront pu faire en Afrique pendant la guerre seront données en indemnité aux rois de Sicile et de Sardaigne.

ART. 6.

Les Français occuperont Malte, et on ne fera jamais la paix avec l'Angleterre, à moins que cette île ne soit cédée à la France.

ART. 7.

Les Français occuperont aussi l'Égypte.

ART. 8.

Les vaisseaux appartenant aux puissances suivantes, seulement, pourront naviguer sur la Méditerranée; savoir les Français, les Russes, les Espagnols et les Italiens; tous les autres en seront exclus.

:

ART. 9.

Le Danemark recevra des indemnités dans le nord de l'Allemagne, et aura les villes hanséatiques, pourvu qu'il consente à remettre sa flotte à la France.

ART. 10.

Leurs Majestés Impériales Russe et Française chercheront à faire quelque arrangement en vertu duquel nulle puissance ne pourra avoir de vaisseaux marchands en mer, à moins qu'elle n'ait un certain nombre de vaisseaux de ligne 1.

Sans nous arrêter à discuter les articles que nous

'En vertu d'un pareil arrangement, les portes de Prusse, du Mecklenbourg, d'Oldenbourg, des villes hanséatiques et de bien d'autres États, se trouvaient nécessairement soumises aux lois de quelques-unes des principales puissances maritimes.

venons de citer, nous dirons que les combinaisons suivantes furent arrêtées entre Alexandre et Napoléon :

1o Dans la prévision de la résistance du Portugal et de la Suède, que leur position subordonnait à l'Angleterre, la Russie prendrait la Finlande comme dédommagement de la guerre qu'elle serait amenée à faire à la Suède, conformément à l'article de l'alliance.

Quant au Portugal, Napoléon s'entendrait à cet égard avec l'Espagne, et enverrait une armée française à Lisbonne.

2o Si la Turquie refusait la médiation de la France (art. 8 de l'alliance), la guerre que leur ferait la Russie serait commune, la France et les deux puissances s'entendraient pour le partage de l'Empire ottoman. La Russie prendrait la Moldavie, la Valachie, toute la Bulgarie, jusqu'à la rive gauche de la Maritza, c'està-dire les provinces du Danube jusqu'aux Balkans. L'Autriche recevrait la Bosnie, la Servie ou les provinces intérieures, « quelque chose pour satisfaire son amour-propre plutôt que son ambition. » Enfin, seraient dévolus à la France, l'Albanie, l'Épire, le Péloponnèse, l'Attique, la Thessalie ou les provinces maritimes. Ainsi Napoléon « ne consentirait jamais à laisser faire, lui vivant, la conquête la plus éblouissante qui se puisse imaginer; jamais Byzance, jamais Constantinople, l'empire du monde ! » n'appartiendrait à la Russie. Il était donc irrévocablement arrêté que la pointe de la Thrace, en tirant une ligne de Bourgas sur la mer Noire jusqu'au golfe d'Énos, dans l'Archipel, y compris Andrinople, continuerait d'appartenir à la Porte ottomane.

Enfin un dernier projet fut concerté à Tilsitt entre

les deux Empereurs; nous voulons parler de l'expédition qui avait pour but d'attaquer la puissance anglaise dans l'Inde. Toutefois rien de décisif ne fut stipulé à cet égard. Napoléon avait déjà depuis longtemps médité sur cette expédition, à laquelle il rattachait maintenant les intelligences qu'il avait récemment établies avec la Perse'; car il considérait ce dernier pays comme destiné à devenir pour l'Inde ce que la Suède et la Pologne avaient été jadis pour l'Europe.

Toutes les stipulations secrètes et les combinaisons éventuelles que nous venons d'énumérer ont acquis aujourd'hui le caractère de vérités historiques, et cependant aucune publication officielle n'a consacré

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1 << Vous avez perdu l'Amérique par l'affranchissement, disait Napoléon à un Anglais, vous perdrez l'Inde par l'invasion. La première perte était toute naturelle. Quand les enfants deviennent grands, ils font bande à part; mais, pour les Indous, ils ne grandissent pas, ils demeurent toujours enfants; aussi la catastrophe ne viendra que du dehors. Vous ne savez pas tous les dangers dont vous avez été menacé s par mes armes ou par mes négociations. » (Mémorial du comte de LAS-CAZES.)

" Pendant la campagne de 1806, NAPOLÉON avait donné ordre à son ambassadeur de Constantinople de faire déclarer la guerre aux Russes par les Turcs, et il avait envoyé jusqu'en Perse pour porter cette puissance à prendre les armes, mais c'était alors dans le dessein d'obliger les Russes à diviser les forces qu'ils avaient contre lui. Il écrivait, le 22 avril 1805, au ministre de la marine :

« Je vous prie de faire des recherches et de me faire une note sur une expédition en Perse. Quatre mille hommes d'infanterie, dix mille fusils et une cinquantaine de pièces de canon sont désirés par l'empereur de Perse. Quand pourraient-ils partir et où pourraient-ils débarquer? Ils feraient un point d'appui, donneraient de la vigueur à quatre-vingt mille hommes de cavalerie qu'il a, et obligeraient les Russes à une diversion considérable. Je vous dirai, pour vous seul, que j'envoie en ambassade extraordinaire le général GARDANE, mon aide de camp; des officiers d'artillerie et du génie. Un ingénieur de la marine, qui ne serait pas trèsutile en France, qui verrait les ports, serait d'une grande utilité dans cette ambassade. >>

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