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Après cette digression qui pouvait être utile pour quelques-uns de nos lecteurs, nous revenons au journal où Gentz avait eu soin de noter chaque fait remarquable aussitôt qu'il en était instruit, et de minuter chaque conversation, le jour, et souvent l'heure même où elle avait lieu; il s'y exprime en ces termes :

« Parti de Dresde, jeudi 2 octobre, je suis arrivé au quartier général de Naumbourg, vendredi, 3, à onze heures du matin. La ville était remplie de monde. Le Roi avec toute sa suite militaire, la Reine, accompagnée de sa grande maîtresse et de deux dames d'honneur, une quantité de princes et de généraux, et d'officiers de tout grade, et de personnages diplomatiques et autres, s'y trouvaient réunis. Je ne citerai ici que l'électeur de Hesse, arrivé la veille, le duc de Brunswic, les princes frères du Roi, le prince d'Orange, le duc de Weimar, le prince Paul de Würtemberg, entré récemment au service prussien, le maréchal Mollendorf, le général Kalkreuth, les deux ministres du Cabinet, comte Haugwitz et marquis de Lucchesini, les deux conseillers du Cabinet, Lombard et Beyme, le comte Goertz, ministre de Saxe, le baron de Waitz, ministre de Hesse, le prince Wittgenstein, ministre de Prusse à Cassel, M. de Schladen, ministre de Prusse à Munich. En fait de troupes, les deux premiers bataillons de la garde à pied se trouvaient seuls à Naumbourg; tout le reste de l'armée s'était porté en avant, et le quartier général devait être transféré à Erfurth le lendemain.

« Aussitôt que le comte Haugwitz a su mon arrivée, il m'a fait prier de passer chez lui. Il m'a accueilli de la manière la plus affectueuse. Il m'a dit : « Depuis «< que nous nous sommes vus la dernière fois « (N.B. C'était le 6 octobre 1805, à Vienne!) il s'est « passé bien des choses. Vous n'avez pas été trop con<< tent de moi, je le sais bien; je sais aussi que vous

<< ne pouviez pas l'être. Mais lorsque vous serez mieux << instruit, vous changerez d'opinion. En tout cas, vous «< n'aurez point à regretter de vous être rendu à mon << invitation, et d'être venu ici dans une conjoncture «<< aussi intéressante. Mon intention est de vous mettre « au fait de tout. J'ai beaucoup de choses à vous de<«<mander; mais je ne vous demanderai rien, avant «< que vous ne soyez bien convaincu de la pureté de << nos vues et de la sagesse de notre marche. Le mo« ment décisif est venu. Déjà la guerre des plumes a «< commencé; celle du canon ne se fera pas attendre; <«< car nous venons d'apprendre que Napoléon est à « Würzbourg. Pour à présent j'attends chaque minute << un message du Roi, qui doit m'appeler à un Conseil : << mais j'espère qu'avant le soir nous aurons une con«<versation plus suivie. »

« Un moment après il fut effectivement appelé chez le Roi. Il s'y tint un conseil militaire, qui dura fort longtemps. Pendant tout le reste de la journée on parut extrêmement occupé de négociations et de pourparlers avec l'électeur de Hesse, lequel, quoique toujours attaché à la Prusse, avait, depuis quelques semaines, modéré sa première ferveur, et capitulait sur les moyens et la forme de son accession. Je n'étais pas encore assez instruit pour juger des véritables rapports entre ce prince et la Prusse; je sus seulement qu'on lui avait offert, et qu'il avait accepté le commandement en chef de l'aile droite de l'armée prussienne, qu'il retournait à Cassel dans la nuit et qu'on prétendait être content de lui.

<< Ne sachant pas quels étaient proprement les projets qu'on pouvait avoir formés sur moi, je crus prudent d'attendre tranquillement l'invitation ultérieure du comte Haugwitz, et de ne voir personne jusque-là. J'aurais fait une seule exception pour monseigneur le

duc de Weimar, qui demeurait tout à côté de moi, mais j'en fus instruit trop tard, et il était parti, lorsque je voulus me rendre chez lui; je n'ai jamais pu le rejoindre ensuite.

« Ce ne fut que vers dix heures du soir que le comte Haugwitz envoya chez moi le conseiller privé Lecoq, son premier secrétaire, pour me faire faire ses excuses et me prier de venir chez lui. Je le trouvai au milieu des papiers, singulièrement échauffé et accablé. Il me dit : « Vous voyez comme on m'arrange au«< jourd'hui; je ne serai pas libre avant deux heures << du matin; mais nous allons demain à Erfurth, où tout «< prendra une autre assiette; j'espère que vous ne me << refuserez pas de nous y accompagner. » Je n'étais pas préparé à cette proposition; je m'étais attendu à être expédié dans un jour ou deux, et dans l'ignorance parfaite sur l'objet dont il s'agissait proprement pour moi, je ne me souciais pas trop que mon voyage traînât en longueur. Je témoignai quelque répugnance; je n'hésitai pas à déclarer au comte Haugwitz qu'à moins qu'il n'eût besoin de moi pour quelque affaire particulièrement importante, je n'aimerais pas à prolonger ma course. Il me répondit du ton le plus animé : « L'objet pour lequel j'ai désiré de vous voir, << est le plus important qu'il soit possible d'imaginer, « c'est l'intérêt et le succès de notre entreprise. Il est << impossible que vous nous quittiez avant que j'aie en<< tamé seulement ce que j'ai à vous dire. Je réponds << d'ailleurs de tout; je sais qu'on sera content à Vienne << de ce que vous ferez ici. Jamais vous n'aurez rendu << à la cause générale un service plus essentiel. J'aurai << soin de vos chevaux, de votre logement, de tout. Si « nous nous manquons demain à Weimar, où je ne «< compte pas m'arrêter, nous nous verrons à Erfurth << après-demain.» Ces paroles et l'idée qu'effectivement

j'aurais fait le voyage en pure perte, si je ne m'y rendais pas, me déterminèrent. »

Samedi, 4 octobre.

« Je partis de Naumbourg à sept heures du matin. La route de là à Auerstedt présentait un des spectacles les plus solennels que j'aie rencontrés de ma vie. Le Roi et la Reine étaient dans une berline fermée, suivis d'une vingtaine de voitures, précédés, entourés de toutes parts d'une quantité de troupes, de pièces d'artillerie, de chariots de train. Le coup d'œil fut surtout superbe au moment où tout ce cortége passa le pont de la saline de Kosen, et les hauteurs qui dominent cet endroit. La réflexion que ces souverains allaient à la rencontre d'un combat dont le succès pouvait changer la face de l'Europe, mais dont l'issue contraire, en les ruinant eux-mêmes, détruisait la dernière chance de salut pour tant de pays et de peuples, rendait cette marche en même temps imposante et lugubre. Le Roi ne s'arrêta point à Auerstedt; mais le comte Haugwitz y passa une heure et me fit déjeuner avec lui, le prince Wittgenstein et le général Kalkreuth, dont le quartier général se trouvait ce jour-là à Auerstedt. Il n'y avait pas assez de chevaux; il fallait en faire venir. Le comte Haugwitz partit donc avant moi, et me recommanda en partant au général Kalkreuth, circonstance que je n'eus pas à regretter, puisqu'elle me fit passer cinq heures avec un des hommes les plus marquants de l'armée.

« Je crois que c'est ici le moment de dire quelle était, lors de mon arrivée au quartier général, l'idée que je m'étais formée de l'entreprise de la Prusse. J'avais été, comme tout le monde, frappé de la révolution subite qui s'était opérée dans le système de la

Cour de Berlin; comme tout le monde, j'avais été pendant quelque temps incrédule sur la sincérité et la réalité de cette révolution; mais déjà plusieurs semaines avant mon départ de Dresde j'avais eu des raisons péremptoires pour mettre fin à mes doutes à cet égard. Depuis cette époque je m'étais plus d'une fois livré à l'examen de la sagesse du projet que je voyais se développer sous mes yeux. Quoique aussi instruit qu'il fût possible de l'être à Dresde, je ne crus pas avoir toutes les données nécessaires pour fixer mon jugement. Cependant en réunissant celles dont je me trouvais en possession, j'en vins bientôt à me persuader que le moment choisi pour cette levée de boucliers inattendue n'était pas, à beaucoup près, un moment convenable ou propice; que la Prusse, en guerre avec l'Angleterre, en guerre avec la Suède, devant prévoir que l'Autriche, dont elle n'avait rien à se promettre sous le rapport d'une réciprocité de services, ne s'exposerait pas à de nouveaux dangers pour partager les premiers coups d'une guerre qui semblait comme tombée des nues, ne pouvait compter au fond que sur la Russie, dont le secours, quelque respectable qu'il pût être, se trouvait considérablement affaibli par la position de l'ennemi à combattre; que n'ayant pas même invoqué ce secours assez tôt pour en jouir à l'ouverture de la campagne, elle entrait sans aucun allié, car je ne comptais pas la Hesse et la Saxe, que je regardais simplement comme des branches collatérales de la puissance prussienne, et dont l'assistance, d'ailleurs, était balancée, et plus que balancée, par la nécessité de défendre leurs pays, elle se précipitait toute seule dans une arène où tant d'autres avaient succombé avant elle; enfin, qu'il fallait des motifs plus forts, mais surtout plus pressants, que ceux que je connaissais alors (et je n'imaginais pas qu'il ne m'en

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