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de l'Europe, le retrait de l'interdiction qui empêche le développement de ses forces navales dans la mer Noire, la Russie recouvrait la position qui lui était due dans ces parages, sans qu'il eût fallu en concevoir des alarmes. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui. La démarche qui vient d'être faite ne saurait manquer d'exciter les plus sérieuses inquiétudes. Dans l'Europe occidentale elle produit déjà une irritation des esprits fort préjudiciable à la cause de la paix; dans le Levant, cet essai de la Russie de se faire justice elle-même sera envisagé sans doute comme une preuve que cette Puissance a jugé le moment venu de prendre en main la solution de ce qu'on est convenu d'appeler la question d'Orient. Les imaginations si ardentes des peuples chrétiens de ces contrées y trouveront un stimulant des plus actifs. L'exemple frappant d'un Etat dont le prestige est si grand à leurs yeux leur semblera désormais, nous le craignons, justifier toutes les agitations et toutes les violences.

Le chancelier russe ne saurait disconvenir qu'il y a là de quoi nous préoccuper, et il ne s'étonnera donc pas que nous prenions très au sérieux la surprise qu'il a ménagée au monde politique. Nous voyons, dans l'attitude prise par le cabinet de Saint-Pétersbourg, non pas une menace directe à l'Europe, mais une cause de perturbation fâcheuse, mettant en péril son repos et sa sécurité.

Je n'ai jamais fait mystère de ma conviction que les transactions de 1856 ont placé la Russie, sur la mer Noire, dans une situation peu digne d'une grande Puissance, en amoindrissant le rôle qu'elle est appelée à jouer dans les eaux qui baignent son territoire, et je n'ai rien négligé, je puis le dire, pour faire partager cette conviction aux autres Cours garantes. Aussi n'en ai-je été que plus peiné de voir le gouvernement Impérial recourir, pour le redressement de ses griefs, à un moyen qui, sous tous les rapports, me paraît le moins heureusement choisi.

Tel est le langage que j'ai tenu à M. Novikoff en cette circonstance. J'ai cru utile de le reproduire dans la présente dépêche, dont Votre Excellence voudra bien donner lecture à M. le prince de Gortschakoff, et dont elle est même autorisée à lui laisser copie s'il en témoignait le désir.

Recevez, etc.

Signé: BEUST.

No 24.

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SIR A. BUCHANAN AU COMTE DE GRANVILLE.

Saint-Pétersbourg, le 16 novembre 4870

Mylord, je suis allé voir ce matin le prince Gorstschakoff à CzarskocSeloe, et lui ai lu la dépêche de Votre Seigneurie du 10 courant, après lui avoir fait part du langage que vous aviez tenu au baron de Brunnow, lorsqu'il vous avait remis les dépêches du 31 octobre et du 1er novembre.

Le prince Gortschakoff a dit qu'il répondrait à tête reposée aux observations de Votre Seigneurie, mais, en attendant, il me priait de vous assurer que le gouvernement de l'Empereur, en prenant cette détermination, n'avait d'autre intention que de laver l'honneur de la Russie d'une souillure, et en même temps d'établir plus solidement les rapports d'amitié entre la Turquie et la Russie. Il se mit alors à récapituler et à développer les arguments de sa dépêche sur lesquels il base le droit qu'a la Russie de dénoncer certains articles du Traité de 1856. Je lui dis que ses observations étaient étrangères à la question, puisque Votre Seigneurie faisait in limine des objections à ce qu'une puissance quelconque s'arrogeât le droit de faire cesser un traité sans le consentement des autres puissances participantes. Ce n'était donc pas, dis-je, à la question de la révision du Traité que le gouvernemeut de la Reine faisait objection, mais à la forme dans laquelle elle lui avait été présentée; et je lui donnai à entendre qu'il me semblait que la répugnance de l'Empereur à se soumettre plus longtemps à ce qu'il considérait comme une humiliation, aurait pu être avancée avec autant de force, sans qu'il y eût eu besoin d'énumérer les doctrines insoutenables de la déclaration russe. Le prince me dit qu'il ne pouvait pas discuter ce point avec moi, car la décision de l'Empereur était irrévocable; que la Turquie consulterait ses meilleurs intérêts en y consentant, parce que par là elle s'assurerait à l'avenir le bon vouloir de la Russie. Si au contraire elle suivait une autre conduite, soit spontanément, soit de l'avis des autres Puissances, elle s'exposerait aux dangers les plus sérieux; car, malgré que la politique de la Russie était si complètement pacifique qu'elle n'avait pas ajouté un seul soldat à son armée en soulevant cette question, il ne pouvait y avoir de doute que les populations chrétiennes de l'Empire ottoman, dont la tranquillité passée était en grande partie attribuée à l'influence de la Russie, se soulèveraient contre le Sultan à la première mésintelligence entre les deux gouvernements.

Je répondis que je croyais inutile de discuter ce sujet avec lui, d'autant plus que la dépêche de Votre Seigneurie expliquait complè

tement les vues du Gouvernement britannique à cet égard, et que j'espérais qu'il y trouverait des raisons qui le détermineraient à s'efforcer de faire disparaître la difficulté qui empêchait quant à présent d'examiner la question.

Avant de terminer notre conversation, il me dit cependant qu'il était surpris de l'opinion qu'exprimait le gouvernement de la Reine sur l'abrogation des Traités, puisqu'il avait accepté sans protestation les changements qui ont eu lieu en Allemagne en 1866 par la disparition de la Confédération germanique et du royaume de Hanovre. J'ai, etc.

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Signé A. BUCHANAN.

LE COMTE DE CHAUDORDY A M. DE GABRIAC, A SAINT-
PÉTERSBOURG.

(Télégramme.)

Tours, le 17 novembre 1870.

Le chargé d'affaires de Russie vient de me communiquer à l'instant le document de son gouvernement relatif au traité de 1856. Avant de me donner lecture et copie, il m'a lu une courte dépêche du Chancelier, disant que, quoique notre gouvernement actuel se fut exclusivement voué à la défense nationale, la France tenait une trop grande place pour qu'il ne s'empressât pas de porter à notre connaissance, comme il l'a fait pour les autres signataires, les résolutions prises par l'Empereur Alexandre, ajoutant que la guerre de 1854-56 avait été le point de départ de perturbations qui se continuent et exprimant l'espoir que notre gouvernement futur quel qu'il soit, se préoccupera des moyens d'y mettre fin. La pièce principale m'a ensuite été remise.

J'ai répondu que je la placerais sous les yeux des membres de la Délégation, et qu'ensuite je ferais connaître l'opinion du Gouvernement.

No 26.

SIR H. ELLIOT AU COMTE DE GRANVILLE.

(Extrait.)

Therapia, le 17 novembre 1870.

La circulaire du prince Gortschakoff, annonçant que l'Empereur ne se considère plus longtemps comme étant lié par les arrangements du Traité de Paris, relatifs à la neutralisation de la mer Noire a été communiquée officiellement hier par le chargé d'affaires de Russie au grand Vizir.

Son Altesse ne prendra aucune décision et ne donnera aucune ré

ponse à cette communication jusqu'à ce qu'Elle se soit pleinement renseignée sur les vues et les opinions des signataires du Traité, si sommairement répudié par l'acte isolé d'un seul.

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Mylord: Le fait n'échappera pas à l'attention de votre Excellence que dans la circulaire du prince Gortschakoff, il y a une disposition à traiter la neutralisation de la mer Noire, comme une affaire d'arrangement seulement entre l'Empereur et le Sultan et n'existant qu'en vertu d'une Convention séparée conclue entre eux.

Comme point de fait, ladite Convention fixa simplement le nombre des petits bâtiments que les deux états riverains peuvent y conserver; mais la déclaration de la neutralisation de la mer Noire et l'abandon du droit d'avoir des arsenaux maritimes sur ses bords, font partie intégrante du Traité général signé par toutes les Puissances. J'ai, etc. Signé H. ELLIOT.

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Mylord. Dans la conversation que j'ai eue hier avec Aali-Pacha, celui-ci s'est arrêté sur l'extrême faiblesse des arguments à l'aide desquels le prince Gortschakoff s'est efforcé de justifier la répudiation des clauses de neutralisation du Traité de 1856.

Les infractions alléguées en ce qui concerne les Principautés danubiennes ont eu lieu malgré les plus vives remontrances de la Porte, et on cherche aujourd'hui à en rejeter la responsabilité sur elle.

De même il est singulier de trouver que les actes de courtoisie par lesquels la Porte, à quelques rares intervalles, a permis à des navires de guerre portant des personnages de haute distinction d'entrer dans le Bosphore, soient sérieusement allégués comme une excuse à l'appui de la dénonciation de la clause la plus importante de tout le Traité, mais il est encore plus étrange que le prince Gortschakoff invoque ce fait comme un grief, si l'on se souvient que cette faveur exceptionnelle a été dans plus d'une occasion accordée à des membres de la famille impériale de Russie sur la demande de l'ambassadeur russe.

Le gouvernement russe aurait mieux fait de se borner à l'intima tion contenue dans les dernières lignes de sa dépêche que la limitation

de ses forces navales était un arrangement auquel on ne devait pas s'attendre à voir la Russie adhérer à jamais.

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En rendant visite aujourd'hui au baron de Thile, son Excellence m'a fait observer qu'un grave événement était survenu depuis notre dernièrè entrevue, faisant ainsi allusion à la circulaire russe. Il me dit que cette circulaire l'avait pris par surprise, et il m'a assuré qu'il croyait savoir qu'elle avait causé une égale surprise au comte de Bismarck.

En réponse à ma question, Son Excellence m'a dit qu'Elle venait de voir le comte de Wimpffen, ministre d'Autriche à cette cour, ainsi que le ministre d'Italie, le comte de Launay, et que tous deux lui avaient manifesté le désir de savoir comment le gouvernement prussien avait envisagé la communication russe et quelle ligne de conduite il comptait suivre.

Le baron de Thile avait répondu qu'il n'avait reçu du comte de Bismarck à cet égard aucune instruction autre que l'annonce d'une prochaine visite de M. Odo Russell à Versailles, et que le comte de Bismarck ne pouvait émettre d'opinion sur la communication russe avant d'en avoir causé avec lui.

No 30.

LORD LYONS AU COMTE DE GRANVILLE,

Tours, le 19 novembre 1870.

Mylord. Le comte de Chaudordy m'a dit cette après-midi que M. O' Kouneff, chargé d'affaires de Russie, lui avait donné hier communication de la circulaire du prince Gortschakoff du 31 octobre.

M. O'Kouneff lui a lu en même temps quelques passages d'une lettre séparée, conçue en termes très-amicaux pour la France, mais sans lui laisser copie de cette lettre.

De mon côté, j'ai donné à M. de Chaudordy une copie de votre dépêche du 10 courant à sir Andrew Buchanan, en réponse à la circulaire russe.

J'ai, etc.

Signé : LYONS.

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