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N° 91. LE COMTE DE GRANVILLE A LORD LYONS, A BORDEAUX.

Foreign-Office, le 20 décembre 1870.

Mylord,

J'ai reçu aujourd'hui votre télégramme du 19 courant, et je viens vous prier d'exprimer au Gouvernement français la satisfaction qu'a éprouvée le gouvernement de la Reine en apprenant qu'il s'est décidé à envoyer un représentant à la Conférence proposée. Je n'ai pas besoin. de vous dire que je recevrai avec plaisir toute personne que le Gouvernement français croira devoir choisir.

Le comte de Bernstorff, avec lequel j'ai causé à ce sujet, m'a exprimé sa bonne volonté d'envoyer à Versailles ma demande d'un sauf conduit par l'envoyé français, aussitôt que je serai en mesure de lui faire connaître son nom.

Il serait à désirer que Votre Excellence s'assurât si le Gouvernement français est informé qu'il a été proposé qu'il n'y aurait qu'un seul plénipotentiaire accrédité pour représenter chaque pays à la Conférence, et que toutes les autres Puissances qui doivent y prendre part ont accrédité leurs représentants à la Cour de Saint-James.

Sans vouloir donner aucun conseil au Gouvernement français, je me permettrai d'exprimer le regret que me ferait éprouver dans les délibérations de la Conférence l'absence de M. Tissot, dont la parfaite connaissance des affaires d'Orient et dont l'excellente position qu'il s'est faite dans ce pays, rendraient les services très-précieux.

J'ai, etc.

Signé: GRANVILLE.

No 92. LE COMTE DE BEUST AU COMTE APPONYI, A LONDRES.

Vienne, le 22 décembre 1870.

En énumérant les infractions commises au Traité de Paris, le Gou vernement russe a cité dans la circulaire du 19/31 octobre l'apparition dans la mer Noire « d'escadres entières » sous pavillon de guerre étranger.

Ce passage de la dépêche russe s'applique sans doute, dans la pensée de son auteur, aux navires autrichiens qui, en 1869, ont servi à

transporter ou à escorter S. M. l'Empereur et Roi, notre Auguste Maitre, et sa suite dans le trajet de Varna à Constantinople.

Le Gouvernement anglais nous a confidentiellement demandé de lui fournir quelques renseignements sur le nombre et la qualité des bâtiments autrichiens qui sont entrés à cette occasion dans la merNoire.

Je me suis empressé de remettre à Lord Bloomfleld la liste des navires formant l'escadrille Impériale. Il me paraît superflu d'insister ici sur l'observation que des bâtiments, même armés en guerre, perdent pour ainsi dire leur caractère quand ils sont employés à un service d'honneur tel que celui du transport d'un Souverain faisant à un autre Souverain une visite de courtoisie. L'apparition du pavillon de guerre autrichien dans la mer Noire sous ces conditions ne pouvait avoir pour qui que ce soit une signification belliqueuse ou inquié

tante.

Je dois faire remarquer, en outre, que dans le cas particulier dont il s'agit, la composition de la flottille Impériale était entièrement conforme à la nature toute pacifique de sa mission.

Des trois navires accompagnant S. M. I. et R. Apostolique, l'un, le Gargnano, n'a jamais été armé en guerre et ne portait pas de canons; le second, l'Elisabeth, aménagé dans cette occasion comme bâtiment. de plaisance, puisqu'il transportait les Ministres et quelques autres personnes de la suite de S. M. pendant tout le voyage d'Orient, pouvait à peine être considéré comme navire de guerre; le Helgoland seul appartenait réellement à cette catégorie et, ainsi que je le dis plus haut, la mission à laquelle il était employé lui enlevaït en quelque sorte son caractère.

A Varna se trouvait également le Fiume, aviso à vapeur de guerre autrichien. Mais ce navire était alors de service comme stationnaire aux embouchures du Danube et sa présence dans la mer Noire n'avait donc absolument rien d'anormal.

J'abandonne à V. E. le soin de faire usage de ces informations selon les circonstances.

Recevez, etc.

Signé : BEUST.

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LE COMTE DE BEUST AU COMTE APPONYI, A LONDRES.

Vienne, le 22 décembre 1870.

S. M. l'Empereur et Roi ayant daigné vous désigner pour son Plénipotentiaire à la Conférence qui va se réunir à Londres, j'ai l'hon

neur de transmettre à V. Ex. dans l'annexe les pleins pouvoirs néces saires pour exercer ces fonctions.

Je m'acquitte, en même temps, du devoir de tracer ici les instructions qui auront à servir de guide à V. Ex. dans cette circonstance et qui la mettront à même de remplir les vues du Gouvernement Impérial et Royal.

Je puis me dispenser de m'étendre sur les causes qui ont amené la réunion de la Conférence. Elles sont suffisamment connues de V. Ex. pour que je me borne à les résumer brièvement.

Par une circulaire adressée à ses agents en date du 19/31 octobre dernier, le Gouvernement russe a informé les Puissances signataires du Traité de Paris du 30 mars 1856 qu'il se regardait comme dégagé de certaines obligations que lui imposait ledit Traité. Le Gouvernement Impérial et Royal n'a pu reconnaître à la Cour de Russie le droit d'infirmer par une déclaration isolée la validité d'engagements placés sous la garantie collective de plusieurs Puissances. Les autres Cours signataires du Traité de Paris ont toutes envisagé à peu près au même point de vue la communication du Gouvernement russe. Les motifs allégués de part et d'autre à l'appui de l'attitude prise ont été longuement exposés dans les correspondances échangées à ce sujet entre les cabinets intéressés.

Pendant que cette discussion se poursuivait, le Cabinet de Berlin, animé d'un louable désir de conciliation, a proposé la réunion d'une Conférence comme le moyen le plus propre de faciliter une solution satisfaisante des questions soulevées. Disposés de notre côté à favoriser tout ce qui pouvait contribuer à rétablir l'accord momentanément troublé, nous n'avons pas hésité à accepter la propósition prussienne. Nous y avons toutefois adhéré sous la réserve expresse que, dans les questions qui allaient être examinées par la Conférence, ses décisions éventuelles restaient entièrement libres et n'étaient préjugées en rien par les déclarations contenues dans la dépêche russe du 19/31 octobre. Des réserves analogues ont été ou formulées, ou acceptées par les autres Cabinets, et c'est dans ces conditions que va s'ouvrir la Conférence dans laquelle V. Ex. est chargée de représenter S. M. I. et R. Apostolique.

D'après ce qui précède, nous devons attacher une importance capitale à ce qu'il soit constaté, dès le début de la réunion, que la Conférence entre en délibérations non pas sur le contenu de la circulaire russe du 19/31 octobre, mais bien sur certaines stipulations du Traité de Paris et notamment celles qui ont trait à la neutralisation de la mer Noire. Ainsi que je l'ai relevé plus d'une fois dans mes dépêches sur cette matière, il s'agit pour nous en première ligne de placer hors

de toute atteinte le principe qu'un traité collectif ne peut être soit invalidé dans son entier, soit modifié dans une de ses parties, que de l'assentiment de tous les contractants. Il nous paraît urgent que ce principe reçoive, à cette occasion, une consécration nouvelle. Pour atteindre ce but, nous désirons que le Président de la Conférence ouvre les débats par une déclaration précise constatant, selon les vues que je viens d'indiquer, quel est l'objet des délibérations. Vous voudrez bien, monsieur le comte, vous entendre à ce sujet avec Lord Granville auquel, sans doute, conformément aux usages reçus, la présidence sera décernée. Nous pensons que le mode de procéder le plus simple et qui, en même temps, sans blesser les susceptibilités de la Russie, aurait l'avantage de formuler clairement et nettement notre point de vue, consisterait à établir que la Conférence, appelée à se prononcer sur la question d'une révision partielle du Traité de 1856, ne peut ouvrir ses délibérations que sur la base de ce Traité même et notamment de l'article 14 stipulant expressément que les dispositions dont il s'agit ne peuvent être modifiées qu'avec l'assentiment de toutes les parties contractantes. Par conséquent, pour le cas où la Conférence se terminerait sans résultat, le Traité devra d'avance être regardé comme maintenu dans toutes ses parties.

Il serait fort désirable que Lord Granville voulût ouvrir la séance par une déclaration pareille et vous voudrez vous employer à cet effet auprès de Sa Seigneurie. En ce cas, vous n'auriez qu'à vous y associer par un vote d'adhésion.

Si, au contraire, Lord Granville préférait donner à son discours une autre tournure, vous vous énoncerez textuellement ainsi que je viens de l'indiquer, et vous aurez soin que cette déclaration soit insérée au Protocole.

Je désire, de plus, que V. Ex. agisse, non-seulement auprès de Lord Granville, mais aussi auprès de ses autres collègues, pour qu'ils tiennent un langage aussi semblable que possible au nôtre. Les Représentants de l'Italie et de la Turquie conformeront, je l'espère, sans peine leur attitude à celle des Plénipotentiaires anglais et austrohongrois. J'ignore encore à l'heure qu'il est comment se réglera la participation de la France à la Conférence. Si elle y est représentée par un Plénipotentiaire, V. Ex. devra chercher à l'associer à cette entente. Quant à la Prusse, elle a admis le principe que les décisions éventuelles de la Conférence n'étaient pas préjugées par les déclarations de la Cour de Russie: il est donc probable que le Plénipotentiaire prussien ne se refusera pas à consigner dans le Protocole, sous une forme quelconque, l'expression des vues de son Gouvernement. Vous remarquerez, M. le Comte, que voulant observer de justes

ménagements pour la dignité du Gouvernement russe, nous ne tenons pas à ce qu'il soit fait mention expresse, dans les déclarations préliminaires des Plénipotentiaires, de la circulaire du 19/31 octobre. Encore moins prétendons-nous exiger qu'elle soit retirée par ses auteurs. Il nous suffit qu'elle soit passée sous silence; mais nous tenons essentiellement à ce point, et il ne serait peut-être pas inutile de donner à entendre que, si le Plénipotentiaire russe voulait prendre pour point de départ l'existence de cette déclaration de son Gouvernement, nous ne saurions faire autrement que de déclarer en toute forme que la Circulaire russe n'invalide pas à nos yeux le Traité du 30 mars 1856, et ne constitue pas le motif de la Conférence.

Après avoir posé ainsi bien nettement la base sur laquelle se place le Gouvernement I. et R., vous pourrez, Monsieur le Comte, vous montrer animé des dispositions les plus conciliantes en ce qui concerne la révision éventuelle des clauses du Traité de Paris relatives à la neutralisation de la mer Noire.

V. Ex. possède dans les Archives de l'Ambassade I. et R. à Londres, les dépêches de l'année 1867, où j'expose les vues du Gouvernement I. et R. à l'égard des restrictions imposées à la Russie par les stipulations qu'il s'agit d'examiner. Nous pouvons maintenir les opinions exprimées alors. Du moment où le principe du respect dû aux Traités est sauvegardé, nous sommes prêts à accueillir sans préjugé et dans un esprit amical les considérations que la Cour de Russie présentera pour réclamer des changements à l'état de choses actuel. Nous sommes loin d'être opposés à ce que la Conférence se montre large dans ses appréciations et donne satisfaction aux justes intérêts de la Russie, pourvu qu'en même temps elle tienne compte de ceux de l'Empire ottoman, aussi bien que des nôtres. Nous devons spécialement insister sur ce que le maintien de la tranquillité en Orient ne soit pas ébranlé. S'il est jugé opportun de modifier quelques-unes des garanties sous lesquelles le Traité de Paris avait placé la conservation de la paix en Orient, il sera sans contredit utile et même nécessaire de rechercher par quelles nouvelles garanties les anciennes pourront être remplacées. Ce soin doit nous préoccuper tout particulièrement aujourd'hui, en présence des profondes commotions qui agitent l'Europe et rendent plus imminent le danger d'une perturbation générale.

En nous fondant sur ce qui précède, nous ne pensons pas qu'on puisse, sans grave inconvénient, se borner simplement à écarter du Traité de Paris les clauses relatives à la neutralisation de la mer Noire. Si les Puissances consentent à les modifier, il y aura lieu de procéder à leur révision, en leur substituant des arrangements nouveaux tendant à remplir le même objet par d'autres moyens.

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