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le gouvernement prussien, il la désapprouva nettement, et dit que la Prusse laisse échapper, chaque fois qu'elle se présente, l'occasion de modifier sa configuration territoriale, qui est des plus absurdes, sans avoir jamais le courage de rien entreprendre.

J'aurais pu facilement me mettre en rapport avec les membres du parti libéral, et notamment avec M. de Vincke, qui, lui aussi, aurait désiré me voir; mais, persuadé que dans ce moment le Roi et son gouvernement auraient pu prendre en mauvaise part une démarche de ce genre, j'ai évité de le faire. Cette réserve ne m'a pas empêché, du reste, d'arriver au même résultat que si j'avais vu M. de Vincke; car je me suis servi dans cette conjoncture d'un très-ancien ami à moi, officier supérieur en retraite, grand libéral, qui a été plusieurs fois en Italie, et qui a toujours été chaud partisan de notre cause, par sympathie pour les Italiens et en raison de l'identité de la situation des deux pays M. de... s'est donné beaucoup de mouvement auprès de Vincke, et j'ai des motifs pour croire que le bon vouloir et le savoir-faire du premier ont eu quelque influence sur le récent vote de la Chambre prussienne, lequel est un véritable événement politique très-favorable à notre

cause.

J'ai cru de mon devoir de profiter de ma mission pour me renseigner sur l'état actuel de l'armée prussienne. Je n'ai pas la prétention d'avoir réuni, pendant le peu de jours que je suis resté en Prusse, toutes les informations nécessaires pour porter un jugement complet sur cette grande armée ; néanmoins, comme j'avais été déjà trois fois antérieurement en Prusse, dans le dessein d'en étudier l'organisation militaire, et que, dans ce quatrième voyage, je n'ai négligé aucune des circonstances qui m'ont mis à même de mieux apprécier les changements qui se sont opérés, je n'hésite pas à émettre en peu de mots mon opinion.

La Prusse conserve ses neuf corps d'armée (y compris celui de la garde) tels qu'ils existaient déjà, chaque corps d'armée étant composé de deux divisions d'infanterie, d'une de cavalerie, d'un régiment d'artillerie, etc., etc. Mais une division entière d'infanterie et une portion de la cavalerie et de l'artillerie n'étaient mises sur pied avec des cadres très-imparfaits que pour l'état de guerre, et quelquefois aussi pour des camps. Le grand changement que l'on vient d'opérer et qui est à peu près achevé, consiste à rendre permanente la division d'infanterie et tout ce qu'il y avait de landwehr dans chaque corps d'armée. L'armée, par suite de cette mesure, a presque doublé son effectif de paix, mais, avec cette immense augmentation, elle arrive à avoir juste une division d'infanterie pour chacun de ses dix-huit millions d'habitants, proportion que j'ai toujours regardée comme étant celle que l'on ne peut en aucun cas dépasser. Pour le surplus, rien n'a

été changé dans l'armée prussienne, ni quant à ses règlements ni quant à l'organisation de ses régiments; en sorte que la Prusse maintient ses bataillons à quatre compagnies et ses régiments de cavalerie à quatre escadrons: c'est la formation qu'elle regarde à juste titre comme la meilleure.

L'armée prussienne a l'inconvénient que ses généraux, et même beaucoup de ses officiers supérieurs, sont trop vieux et n'inspirent pas grande confiance à l'armée, d'autant plus qu'ils n'ont pas fait la guerre. Elle a encore un système très-nuisible à l'esprit militaire, celui de ne jamais changer de garnison. Mais, en revanche, il règne dans l'armée une discipline parfaite, et nulle part les instructions théoriques et pratiques ne se font avec plus d'ordre, d'activité et avec une gradation mieux combinée.

J'ai pu voir les canons rayés, dont on a formé les batteries dans la proportion d'un tiers, les deux autres tiers étant composés de batteries de douze et d'obusiers. Ces canons rayés sont en acier et se chargent par la culasse, selon le système Warendorff; on en dit beaucoup de bien.

En revenant de Ferlin, j'ai jugé à propos de prendre la rive gauche du Rhin pour donner un coup d'œil aux forteresses de Cologne, de Coblentz et de Mayence, que l'on a considérablement augmentées, au moyen surtout de forts détachés. Toutes trois sont fort importantes par le développement qu'on leur a donné, bien disposées et approvisionnées. J'ai également examiné dans cette course trois ponts sur le Rhin, tous construits d'après le système américain : l'un à Cologne, l'autre à Strasbourg, et le troisième à Mayence. Celui de Cologne sert en même temps au chemin de fer et à la circulation des piétons et des voitures; il est assez élevé pour que les bâtiments passent au-dessous, au lieu que celui de Strasbourg, à mon avis, a le grand inconvénient de ne servir qu'au chemin de fer seulement, et celui plus grand encore d'avoir des portières qui s'ouvrent pour livrer passage aux bâtiments: ce qui exige un double mécanisme selon moi trop compliqué. Le pont de Cologne est en plein exercice; celui de Strasbourg est achevé, mais non encore ouvert au public; celui de Mayence est à peine commencé, et j'ignore sur quels plans. J'ai cru convenable de parler de ces ponts, et d'insister surtout sur la différence qui existe entre celui de Cologne et celui de Strasbourg, puisqu'il s'agit de faire un pont à Plaisance, et probablement d'en établir d'autres dans la suite sur le Pô; et il serait fort regrettable qu'en considération d'une économie de quelques centaines de mille francs on reculât devant la construction d'un pont de nature à satisfaire à la fois aux besoins civils et militaires, surtout alors qu'il s'agit d'une forteresse. Notre consul à Cologne m'a assuré

que pour faire connaître le pont de Cologne, qui est, je crois, le plus complet, il a envoyé au ministre des travaux publics, à Turin, les dessins et les détails de la construction.

Je ne saurais terminer ce rapport sans mentionner à Votre Excellence l'accueil parfait que j'ai reçu à Francfort de M. de Barral et à Berlin de M. de Launay; j'ose même rendre à ces deux diplomates le témoignage qu'ils représentent très-dignement le gouvernement du Roi dans ces deux villes importantes.

Signé LA MARMORA.

No 6

LE CHEVALIER NIGRA AU GÉNÉRAL DE LA MARMORA

Paris, le 19 novembre 1864.

J'appelle, autant que je puis le dire, sur ce qui suit, toute votre attention.

D'après un entretien que j'ai eu avec M. Drouyn de Lhuys et suivant d'autres informations de sources diverses, mais également dignes de foi, il résulte à mes yeux :

Que l'Autriche ne serait pas éloignée de reconnaître le royaume d'Italie, et de nouer avec nous des relations diplomatiques régulières;

Que, dans ce dessein, elle ne nous demanderait pas de renoncer à la Vénétie, mais qu'elle se contenterait d'avoir l'assurance que l'Italie accomplira loyalement les devoirs internationaux envers l'empire d'Autriche;

Que l'Autriche ne serait pas éloignée de conclure avec nous des traités de commerce;

Que l'Autriche désirerait que les négociations pour la reconnaissance de l'Italie passassent par les mains de la France et avec l'aide des bons offices de cette puissance;

Que la tendance de la politique autrichienne et de l'opinion publique, à Vienne, se prononce dans le sens d'un rapprochement avec la France, et, par conséquent, avec nous;

Que l'Espagne pourrait être réduite à suivre l'exemple de l'Autriche et à reconnaître le royaume d'Italie;

Que l'Espagne se contenterait que nous laissassions au Souve

ARCH. DIPL. 1873. - IV.

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rain-Pontife un pouvoir très-limité, c'est-à-dire plus limité que les possessions actuelles, quoique réellement indépendant.

Tout cela ne représente encore que des intentions et des dispositions d'esprit. Ces ouvertures n'ont, jusqu'à présent, aucun caractère officiel; on ne peut encore les considérer comme des propositions. Cependant, même sous cette forme, elles ont un tel degré de probabilité et de gravité qu'elles méritent d'être examinées et posées par le gouvernement du Roi.

C'est à vous qu'il appartient, monsieur le général, de réfléchir à tout cela, et de voir si l'heure n'est pas venue d'entrer dans une voie nouvelle ayant bien ses embarras, mais qui possède l'avantage d'être ouverte et de s'avancer vers un but très-clair, bien défini, de toute évidence, d'une issue certaine, autant du moins que les calculs humains peuvent présenter de sécurité.

J'ajouterai que ce plan ne peut être exécuté, à mon jugement, que par le ministre actuel. Il a l'autorité nécessaire pour le faire admettre par l'opinion publique du pays.

Le plan, dont il est question ci-dessus, doit, pour avoir une raison d'exister, être suivi d'un fait intérieur grave. Je sais que je touche un point délicat pour tous et spécialement pour Votre Excellence. Mais je sais que je peux et dois tout vous dire. Vous tiendrez de mon opinion tel compte que vous jugerez utile. Le fait dont je parle est le désarmement. Je crois que si nous entrons dans une voie de rapprochement avec l'Autriche (rapprochement qui peut amener les traités dont vous me parlez dans votre lettre), il n'y aura pas besoin de songer à faire la guerre. Ce serait alors une illusion que de penser à une conflagration européenne. Elle n'aura pas lieu, autant qu'il est possible de faire des conjectures. L'idée de la guerre écartée, et en adoptant le système de la reconnaissance de la part de l'Autriche, et celui de mettre, à tout prix, de l'ordre dans nos finances et dans l'administration, l'idée du désarmement se présente d'elle-même. Je n'ajoute rien sur un sujet sur lequel Votre Excellence est beaucoup plus compétente que moi. Il suffit que je l'aie indiqué. Si vous le jugez à propos, vous me communiquerez votre avis, afin qu'à l'occasion j'aie une direction qui me guide, et il est probable qu'il portera sur ce dernier point. Quant à ce que M. Drouyn de Lhuys m'a dit et ce que j'ai pu apprendre d'un autre côté, cela n'a trait qu'à la reconnaissance de l'Italie par l'Autriche et par l'Espagne, et nullement à la question du désarmement, sur laquelle personne ne m'a dit le moindre mot.

Signé: NIGRA.

No 7

LE GÉNÉRAL DE LA MARMORA AU CHEVALIER NIGRA, A PARIS

Turin, le 22 novembre 1864.

Les questions sur lesquelles Votre Excellence appelle toute mon attention, dans sa lettre du 19, sont assez graves. Tellement graves qu'avant d'en référer à mes collègues, j'ai l'intention de bien réfléchir moi-même. Personne ne peut douter que la reconnaissance du royaume d'Italie par l'Autriche ne soit un grand fait, en tant qu'il porterait un coup mortel à tous les Princes dépossédés qui ne peuvent plus espérer que dans les secours de l'Autriche.

A mon avis, cette reconnaissance suffirait pour classer l'Italie au nombre des grandes puissances européennes.

Ces avantages et d'autres sont incontestables.

Mais, si nous ne trouvons pas un moyen de laisser au moins comprendre que la reconnaissance de l'Autriche nous peut amener à la cession de la Vénétie, je ne sais comment on pourra faire accep

ter..

Signé: LA MARMORA.

No 8

LE CHEVALIER NIGRA AU GÉNÉRAL DE LA MARMORA

Paris, le 26 novembre 1864.

Selon M. Drouyn de Lhuys (et selon moi aussi), l'Autriche se refusera à toute proposition de cession de la Vénétie contre une compensation en argent. M. Drouyn de Lhuys n'admet pas le moindre doute pour le moment, mais il croit qu'à l'avenir on pourra vaincre la répugnance de l'Autriche si, au lieu d'argent, on lui propose un échange de territoire.

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