Page images
PDF
EPUB

Si maintenant l'on examine la teneur du nouveau traité de Londres, voici les résultats que l'on constate :

En premier lieu, la question relative aux Portes de Fer n'a pas été résolue par la Conférence, l'Autriche-Hongrie ayant été amenée à retirer sa proposition sur ce point.

Ensuite, par l'article 5, les clauses du traité de Paris, relatives aux Principautés du Danube comme membres de la commission riveraine, sont expressément réservées (1).

Enfin, en ce qui concerne le troisième point, l'article 6 porte qu'une taxe provisoire pourra être perçue sur les navires aux Portes de Fer, et que, pour le restant, les « puissances riveraines de la partie du Danube où se trouvent les Portes de Fer » auront à se concerter entre elles.

Quant au sens de cette dernière expression : « puissances riveraines des Portes de Fer », je me flatte que, d'après mes derniers rapports, il ne saurait plus rester aucun doute dans votre esprit. Suivant l'interprétation qui y a été donnée ici, notamment par le plénipotentiaire ottoman, ces mots ne veulent pas et ne peuvent pas signifier qu'on veut éluder un droit de la Serbie. En me reportant au télégramme par lequel vous m'informiez de la manière dont le grand-vizir s'est exprimé là-dessus, je suis fondé à croire que vous êtes tranquille de ce côté. D'apres ce que j'ai pu voir, la phrase en question doit être entendue uniquement dans ce sens: que le Wurtemberg et la Bavière, ou mieux l'empire d'Allemagne, n'auront pas voix au chapitre dans la question des Portes de Fer. La Conférence a voulu, comme on me l'a assuré, simplifier l'affaire, et c'est pour cela qu'elle a exclu de son règlement les Etats qui, n'étant pas riverains des Portes mêmes, n'y ont pas un intérêt aussi direct. Il suit de là comme conséquence que la question ne saurait être résolue sans la participation de la Serbie et de la Roumanie; car si la Conférence avait entendu exclure les deux principautés sur le territoire desquelles sont situées les deux Portes de Fer, et par lesquelles la Turquie même est «< puissance riveraine » (2), il est évi dent qu'au lieu de simplifier l'affaire on n'aurait fait que la compliquer.

Or, comment supposer que les plénipotentiaires, qui n'avaient rien tant à cœur que de consolider la paix en Orient, eussent voulu faire naitre de nouvelles complications sur un terrain aussi scabreux qu'est l'Orient?

(1) « Sans préjudice de la clause relative aux trois Principautés danubiennes. » (Traité de Londres, art. V.)

(2) En effet, les Portes de Fer ne touchent pas le territoire proprement dit de la Turquie la rive gauche 'est autrichienne aux Cataractes, roumaine aux Portes de Fer; la rive droite, en haut comme en bas, est serbe. (Note de la Rédaction.)

Pour mieux préciser encore la portée des résultats que nous avons obtenus à Londres, je prendrai la liberté, monsieur le Ministre, de vous rappeler le langage que me tint le plénipotentiaire de l'AutricheHongrie, comte d'Apponyi, lorsque j'allai lui faire ma visite de congé. Son Excellence me dit en termes exprès, comme je vous le marquai précédemment, « que la Serbie avait obtenu un certain succès; que l'Autriche-Hongrie, en retirant sa proposition, avait fait une concession, et que cette concession elle l'avait faite surtout pour montrer son désir de conserver ses relations amicales avec la Serbie ».

Du reste, avec quelque modestie que nous appréciions le succès que le gouvernement a obtenu à Londres, il est certain que ce succès est d'autant plus significatif qu'il a été obtenu sur un terrain qui, jusqu'à ce jour, avait été, pour ainsi dire, fermé à la Serbie. Aussi est-ce un devoir pour moi de témoigner hautement ma gratitude pour l'accueil que j'ai reçu ici comme délégué du gouvernement princier près du ministre des affaires étrangères de Sa Majesté britannique.

L'accueil distingué dont j'ai été honoré à Londres vous causera, je n'en doute pas, une satisfaction encore plus vive quand vous vous rappellerez que nous le devons en quelque sorte « à ce louable esprit d'ordre » dont notre peuple, suivant les paroles de l'éminent homme d'Etat anglais, a donné une si éclatante preuve dans une circonstance des plus critiques.

J'ai l'honneur, etc.

LE

No 31

MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES A M.

CRISTITCH

A CONSTANTINOPLE, ET A M. ZUKITCH, A BUKHAREST

Belgrade, le 1er/13 avril 1871.

Monsieur, je désirerais vous faire connaître la manière dont le gouvernement de la Régence envisage les résolutions de la Conférence de Londres qui intéressent directement la Serbie.

Vous connaissez, par mes précédentes communications, le point de vue auquel se plaçait le gouvernement et les démarches qu'il a faites pour garantir le droit de la Serbie dans la question des Portes de Fer.

L'Autriche-Hongrie, comme vous le savez, a soumis à la Conférence de Londres un projet par lequel les puissances cosignataires du traité

de Paris de 1856 décideraient par un acte de la Conférence que les Portes de Fer seraient dégagées; que ce travail serait confié à l'Autriche-Hongrie, qui le ferait exécuter à ses frais, mais acquerrait par là le droit de percevoir un droit de péage, jusqu'à ce que le capital employé eût été couvert.

Ce projet a rencontré, dès le début, de nombreuses sympathies et un puissant soutien dans le sein de la Conférence. Presque toutes les puissances, par des motifs tirés de l'ordre politique ou économique, s'y montraient favorables. On ne faisait pas de doute qu'il ne fût pas adopté par la Conférence.

Nous avons alors invité notre délégué à Londres à expliquer aux membres de la Conférence que le projet austro-hongrois violait un droit acquis du pays: car le fait de décider si et de quelle manière les Portes de Fer seront dégagées, comme aussi à qui ce travail sera confié, appartient incontestablement, en vertu de l'article 17 du traité de Paris, à la commission riveraine dont la Serbie est membre.

On nous objectait le risque que nous courions en nous déclarant catégoriquement contre un projet qui avait obtenu l'assentiment de presque toutes les puissances. Mais malgré tout son désir de ne rien. faire qui fût de nature à diminuer les sympathies des puissances à l'égard du peuple serbe, le gouvernement a pensé qu'il était de son devoir de défendre ouvertement, quoi qu'il pût arriver, le droit national. Notre délégué ne pouvant pas siéger dans la Conférence même, d'après la situation politique de notre pays, nous l'avons chargé de plaider semi-officiellement notre cause près de chacun de ses membres. Nous nous sommes adressés à la Sublime-Porte, qui nous a donné l'assurance que son représentant à Londres appuierait nos vues au sein de la Conférence, et qu'il n'adhérerait à aucune rédaction qui ne contiendrait pas la déclaration expresse que la question des Portes de Fer ne pourra être résolue autrement que par une entente entre les Etats riverains.

Afin de sauvegarder plus efficacement notre droit, nous avons ordonné à notre envoyé à Londres de rédiger et de remettre aux représentants des puissances un memorandum à l'effet de démontrer que la question des Portes de Fer ne pouvait être résolue en dehors de nous, et que dans aucun cas elle ne pouvait ressortir à une Conférence des puissances européennes.

Nos efforts ne sont pas restés infructueux, et quoique la plupart des membres de la Conférence fussent, au commencement, favorables au projet de l'Autriche-Hongrie, ces dispositions se sont modifiées de telle sorte que celle-ci s'est vue amenée à la fin à retirer sa proposition.

Notre succès est complet, en ce que nous sommes parvenus, comme

nous le voulions, à écarter le projet de l'Autriche-Hongrie, projet qui, s'il eût été adopté par la Conférence, eût entraîné la perte d'un de nos droits et créé un précédent dont il était impossible de mesurer les conséquences fâcheuses. Le fait que la Conférence des grandes puissances n'a pas jugé à propos de résoudre la question des Portes de Fer est d'une haute importance, non pas seulement pour la Serbie, mais pour l'Europe en général; car il est la preuve que les puissances entendent faire respecter aussi les droits des petits Etats.

Passons maintenant aux articles qui intéressent directement la Serbie. Ce sont les articles V et VI, relatifs: le premier à la commission riveraine, le second aux Portes de Fer.

Si l'on ne s'attachait qu'à la lettre de ce dernier article, lequel réserve la décision de la question des Portes de Fer à une entente entre les coriverains, on risquerait de mal interpréter la pensée de la Conférence.

Serait ce à dire, par exemple, que dans l'esprit de l'article VI, la question des Portes de Fer devra être résolue au moyen d'une simple entente entre la Turquie et l'Autriche-Hongrie? Le contraire découle manifestement de plusieurs preuves.

D'abord, dans l'article V, avant qu'il ait été fait mention des Portes de Fer, qui font l'objet de l'article VI, la Conférence réserve formellement la clause du traité de Paris de 1856, relative aux Principautés danubiennes; et, comme cette clause confère le droit à la Serbie d'être représentée dans la commission riveraine par son commissaire, qu'en outre, ce droit nous a été expressément confirmé par la nouvelle convention, et que le traité de Paris a chargé la commission riveraine de régulariser le cours du Danube jusqu'à Isakcha, il est évident que la Conférence n'a pu avoir l'intention de frustrer, par l'article VI, les Principautés du droit qu'elle venait de leur reconnaître par l'article V. En d'autres termes, la Conférence, selon nous, n'a pu avoir l'intention de donner par l'article VI à la Porte et à l'Autriche-Hongrie le droit de régler à elles deux la question des Portes de Fer, sans la participation de la Serbie et de la Roumanie. Une autre circonstance confirme encore notre manière de voir. La Conférence des grandes puissances n'a pas cru devoir résoudre elle-même la question, malgré ses sympathies déclarées pour le projet austro-hongrois, afin de ne pas se mettre en contradiction avec le traité de Paris, qui en avait réservé formellement la décision à la commission des Etats riverains; et si elle n'a pas voulu que les grandes puissances réunies s'arrogeassent cette compétence au détriment des Etats riverains, ce n'était pas assurément pour le reconnaitre à deux puissances isolées.

Mais quand bien même le nouveau traité ne consacrerait pas à nou

veau les droits de la Serbie comme membre de la commission riveraine, quand bien même l'ensemble du travail de la Conférence ne rejetterait pas toute possibilité d'une solution de la question des Portes de Fer en dehors de la Serbie, nous n'aurions pas moins lieu d'être pleinement rassurés quant au véritable sens de l'article VI.

La régularisation du cours du Danube sur la rive serbe rentre sans contredit dans le cercle de l'autonomie intérieure, qui a été solennellement garantie à la Serbie, et il est si manifeste que cette régularisation ne saurait s'effectuer sans notre consentement, que c'est pour cela même qu'on a reconnu à la Serbie le droit d'être représentée dans la commission riveraine. Les Portes de Fer étant situées sur la rive serbe ne font pas exception à la règle, et elles rentrent au même titre dans notre autonomie intérieure. Par conséquent, nulle décision dans l'espèce ne saurait être prise sans notre assentiment formel, autrement il en résulterait une atteinte portée à notre autonomie, et la Serbie, qui a acheté cette autonomie par de si grands sacrifices, n'hésiterait pas à renouveler ces sacrifices pour la conserver. Mais c'est là, sans doute, une hypothèse chimérique, et nous ne saurions admettre que les mêmes puissances qui nous ont garanti nos droits aient eu l'intention, par l'article VI, de porter atteinte au premier de tous notre droit d'autonomie intérieure.

Une telle supposition est contredite d'ailleurs par les déclarations formelles du grand-vizir, déclarations qui ne laissent aucun doute sur le véritable sens de l'article VI. Son Altesse a déclaré itérativement à notre chargé d'affaires près de la Sublime-Porte « que la question des Portes de Fer ne serait résolue qu'avec la coopération de la Serbie et à la suite d'une entente avec tous les riverains ».

Ces paroles constituent la meilleure et même l'unique interprétation qui puisse être donnée à l'article VI de la nouvelle convention, et nous ne pouvons que nous féliciter de la trouver si exactement conforme à l'interprétation motivée que nous avons donnée nous-mêmes à cet article, et qui est considérée par le gouvernement de la Régence princière, non-seulement comme la seule rationnelle, mais encore comme la seule possible.

En résumant ce qui précède, vous verrez, Monsieur, que les résultats obtenus par le gouvernement de la Régence princière sont :

1° Que la Conférence n'a pas cru pouvoir résoudre elle-même la question du dégagement des Portes de Fer, ni confier l'exécution des travaux à une seule puissance, comme on le voulait d'abord;

2o Que la Conférence a confirmé le droit que la Serbie avait acquis par le traité de Paris d'avoir un représentant dans la commission riveraine ;

« PreviousContinue »