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No 2

LE BARON DE SCHLEINITZ AU COMTE BRASSIER DE SAINT-SIMON,

A TURIN

Coblentz, le 13 octobre 1860.

M. le Comte, le gouvernement de S. M. le Roi de Sardaigne, en nous faisant communiquer, par l'intermédiaire de son ministre à Berlin, le Mémorandum du 12 septembre, semble lui-même avoir voulu nous engager à lui faire part de l'impression que ses derniers actes, et les principes d'après lesquels il a cherché à les justifier ont produit sur le cabinet de S. A. R. Mgr le Prince Régent.

Si ce n'est qu'aujourd'hui que nous répondons à cette démarche, Votre Excellence aura su apprécier d'avance les motifs de ce retard; car, d'un côté, elle sait combien nous désirons maintenir de bons rapports avec le cabinet de Turin, et, de l'autre, les règles fondamentales de notre politique sont trop présentes à son esprit pour qu'elle n'ait pas dû pressentir la profonde divergence de principes que toute explication devait nécessairement constater entre nous et le gouvernement du Roi Victor-Emmanuel. Mais en présence de la marche de plus en plus rapide des événements, nous ne saurions prolonger un silence qui pourrait donner lieu à des malentendus regrettables et jeter un faux jour sur nos véritables sentiments.

C'est donc afin de prévenir des appréciations erronées que, d'ordre de S. A. R. Mgr le Prince Régent, je vous exposerai sans réserve la manière dont nous envisageons les derniers actes du gouvernement Sarde, et les principes développés dans son Mémorandum précité.

Tous les arguments de cette pièce aboutissent au principe du droit absolu des nationalités. Certes, nous sommes loin de vouloir contester la haute valeur de l'idée nationale. Elle est le mobile essentiel et hautement avoué de notre propre politique qui, en Allemagne, aura toujours pour but le développement et la réunion dans une organisation plus efficace et plus puissante des forces nationales. Mais, tout en attribuant au principe des nationalités une importance majeure, le gouvernement Prussien ne saurait y puiser la justification d'une politique qui renoncerait au respect dû au principe du droit. Au contraire, loin de regarder comme incompatibles ces deux principes, il pense que c'est uniquement dans la voie légale des réformes, et en respectant les droits existants, qu'il est permis à un gouvernement régulier de réaliser les vœux légitimes des nations.

D'après le Mémorandum Sarde, tout devrait céder aux exigences des aspirations nationales, et, toutes les fois que l'opinion publique se serait prononcée en faveur de ces aspirations, les autorités existantes n'auraient qu'à abdiquer leur pouvoir devant une pareille manifestation.

Or, une maxime aussi diamétralement opposée aux règles les plus élémentaires du droit des gens ne saurait trouver son application sans les plus graves dangers pour le repos de l'Italie, pour l'équilibre politique et la paix de l'Europe. En le soutenant, on abandonne la voie des. réformes pour se jeter dans celle des révolutions. Cependant, c'est en s'appuyant sur le droit absolu de la nationalité italienne et sans avoir à alléguer aucune autre raison que le gouvernement de S. M. le Roi de Sardaigne a demandé au Saint-Siége le renvoi de ses troupes non-italiennes, et que, sans même attendre le refus de celui-ci, il a envahi les États-Pontificaux, dont il occupe à l'heure qu'il est la majeure partie. Sous ce même prétexte, les insurrections qui éclatèrent à la suite de cette invasion ont été soutenues; l'armée, que le Souverain-Pontife avait formée pour maintenir l'ordre public, a été attaquée et dispersée; et loin de s'arrêter dans cette voie, qu'il poursuit au mépris du droit international, le gouvernement Sarde vient de faire donner ordre à son armée de franchir, sur différents points, les frontières du royaume de Naples, dans le but avoué de venir au secours de l'insurrection et d'occuper militairement le pays. En même temps, les Chambres piémontaises sont saisies d'un projet de loi tendant à effectuer de nouvelles annexions en vertu du suffrage universel, et à inviter ainsi les populalations italiennes à déclarer formellement la déchéance de leurs princes. C'est de cette manière que le gouvernement Sarde, tout en invoquant le principe de non-intervention en faveur de l'Italie, ne recule pas devant les infractions les plus flagrantes au même principe dans ses rapports avec les autres États Italiens.

Appelés à nous prononcer sur de tels actes et de tels principes, nous ne pouvons que les déplorer profondément et sincèrement, et nous croyons remplir un devoir rigoureux en exprimant de la manière la plus explicite et la plus formelle notre désapprobation et des principes et de l'application qu'on a cru devoir en faire.

En vous invitant, monsieur le Comte, à donner lecture de la présente dépêche à M. le comte Cavour, et à lui en laisser copie,

Je saisis cette occasion, etc., etc.

Signé: SCHLEINITZ

No 3

LE COMTE CAVOUR AU COMTE DE LAUNAY, A BERLIN

Turin, le 29 octobre 1860.

Monsieur le Comte, dans l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec le comte Brassier de Saint-Simon lorsqu'il est venu me donner lecture de la note du baron de Schleinitz du 13 octobre, j'ai cru devoir lui dissimuler la pénible impression qu'a faite sur moi la désapprobation du cabinet de Berlin. On se tromperait cependant en supposant que je n'apprécie pas toute la gravité de la démarche que M. de Schleinitz vient de faire, et qu'à Turin on se méprenne sur sa véritable portée. Par suite des remarquables analogies qui existent entre le rôle historique de la Prusse et celui de la Sardaigne, les Italiens ont l'habitude de regarder la Prusse comme un allié naturel dont ils ambitionnent surtout l'approbation. C'est donc avec un regret non moins vif que sincère que le gouvernement du Roi a appris le jugement sévère que le cabinet de Berlin a porté sur nos derniers actes. Toutefois, en cherchant à reconnaître par un examen attentif de la note prussienne quelle était la nature de cette divergence d'opinions, j'ai dû me rassurer à la fois et sur les intentions du prince généreux et éclairé qui est à la tête du gouvernement prussien et sur le but de la note dont il s'agit. En proclamant hautement qu'il reconnaît la valeur du principe des nationalités, en déclarant même que ce principe est la clef de voûte de sa politique en Allemagne, le cabinet de Berlin désapprouve les moyens dont les Italiens ont dû se servir pour faire triompher ce principe.

Il semble presque craindre qu'on ne gâte la plus noble des causes par l'emploi des forces révolutionnaires. Certes, nous admirons les efforts patients et habiles que le gouvernement prussien continue à faire pour établir en Allemagne, sans la moindre dérogation au droit conventionnel, une constitution politique plus homogène et plus conforme aux vœux des populations. Nous espérons qu'il réussira à mettre d'accord la légalité avec les aspirations nationales; nous applaudirons, nous lui envierons même son succès. Mais il nous sera permis de remarquer que le cabinet de Turin n'a cessé de suivre la même voie, que le jour où l'Autriche en envahissant brusquement le territoire piémontais a fait appel elle-même à des moyens de combat bien différents de l'influence morale et de l'autorité de l'exemple. Les préliminaires de paix de Villafranca et le traité de Zurich n'ont pu faire cesser

l'ébranlement produit en Italie et en Europe par les batailles de Magenta et de Solferino, et y aurait, à mon avis, une grande injustice à ne pas tenir compte au gouvernement du Roi des nécessités nouvelles qui lui étaient imposées par les extrêmes difficultés de la situation.

Au surplus, même au point de vue légal et conventionnel, on me paraît trop disposé à oublier quelques circonstances, qui ont pourtant une grande portée. Ainsi vous n'ignorez pas, monsieur le Comte, que le roi Victor-Emmanuel, en accédant aux préliminaires de Villafranca, a déclaré n'y consentir que pour ce qui le concernait, c'est-à-dire seulement pour les stipulations relatives à la Lombardie.

C'est avec les mêmes réserves qu'on a procédé à la stipulation du traité de Zurich, de sorte que le roi Victor-Emmanuel n'a d'autre engagement vis-à-vis de l'Autriche que celui de respecter la frontière qui sépare leurs États respectifs.

Il est aussi tout à fait inexact que les troupes de Sa Majesté aient envahi les Marches et l'Ombrie sans une déclaration de guerre; et le cabinet de Turin n'a point manqué de notifier au baron de Winspeare l'entrée des troupes royales dans le territoire napolitain. Enfin l'occupation par des soldats italiens d'un territoire italien en proie à la Révolution ne peut être regardée comme une violation du principe de la non-intervention.

En 1847, l'Autriche a occupé Cracovie et l'a annexée à ses États en prenant pour prétexte la nécessité d'éteindre un foyer révolutionnaire; l'occupation du territoire napolitain par nos troupes est-elle moins légitime parce qu'elle a été demandée par des milliers d'adresses au Roi, et sanctionnée par la presque unanimité du suffrage universel?

En vous communiquant ces observations d'une manière tout à fait réservée je n'ai voulu que vous mettre à même, monsieur le Comte, de répondre verbalement aux remarques qu'on pourrait vous adresser sur notre conduite.

Je me réserve de traiter avec quelque développement toutes ces questions dans une note que j'aurai l'honneur d'adresser aux légations de Sa Majesté, et qui réussira, je l'espère, à obtenir que le cabinet de Berlin porte sur nous un jugement plus favorable.

Agréez, etc.

Signé C. CAVOur.

No 4

LE BARON DE SCHLEINITZ AU COMTE BRASSIER DE SAINT-SIMON,

A TURIN

Berlin, le 24 décembre 1860.

Monsieur le Comte, c'est depuis quelques jours seulement que nous avons eu connaissance d'un décret portant la date du 8 novembre et publié dans le journal officiel Il Corriere delle Marche, par lequel lecommissaire extraordinaire de Sa Majesté sarde dans les Marches, M. Lorenzo Valerio, confirmé, au nom de son souverain, tous les priviléges que le gouvernement papal a accordés au Lloyd autrichien. Si nous n'avions ignoré jusqu'ici l'existence de ce document, nous n'aurions pas manqué d'appeler plus tôt déjà l'attention de M. le comte Cavour sur deux passages qu'il renferme et qui ont dû être pour nous le sujet d'une vive et pénible surprise. M. Lorenzo Valerio, dans les considérants de son décret précité, affirme, entre autres, que la Société commerciale connue sous la désignation de Lloyd autrichien, n'appartient pas à la puissance dont elle porte le nom. J'avoue qu'il m'a été impossible de me rendre compte de l'argumentation par laquelle M. Lorenzo Valerio a pu arriver à cette étrange assertion; mais je n'hésite pas à déclarer qu'à nos yeux le Lloyd autrichien, société dont le siége se trouve dans la ville allemande de Trieste, est en effet une société autrichienne.

M. Valerio, en outre, exprime l'opinion que la ville de Trieste n'est pas une ville allemande, et que ce n'est que par la force que les traités l'ont incorporée à l'Allemagne. Aussi affirme-t-il que la ville de Trieste a donné des preuves non équivoques qu'elle se considère comme faisant partie de l'Italie et non pas de l'Allemagne. Je ne sais sur quels faits M. Valerio se fonde pour accuser la ville de Trieste de manifestations qui, selon nous, devraient être qualifiées de trahison contre la patrie commune. Mais nous devons hautement protester contre les conclusions que M. Valerio a évidemment voulu tirer de faits auxquels il se réfère sans les faire connaître.

La Prusse s'est abstenue jusqu'à présent de toute ingérence dans les troubles auxquels la Péninsule se trouve en butte depuis quelque temps. Mais elle s'est toujours réservé de s'opposer à ce que le mouvement italien prenne un développement qui tendrait à ne plus respecter es frontières allemandes, telles que les traités les ont tracées et telles

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