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Sa hauteur et ses emportements pouvoient seuls détruire le charme qui lui avoit soumis si longtemps le cœur de Louis XIV.

Cependant ce prince, subjugué par une longue habitude, ne sentoit pas encore tout le poids des chaînes qu'il s'étoit données. Mais un incident extraordinaire avoit amené une crise dont le dénoûment encore incertain sembloit annoncer une grande révolution à la

cour.

En 1675*, madame de Montespan se présenta le jeudi saint à un prêtre (M. Lécuyer) de la paroisse de Versailles. Ce prêtre lui refusa l'absolution, et on devine facilement les motifs d'un pareil refus. Elle s'en plaignit au Roi, qui fit venir le curé de la paroisse (M. Thi– baut.) Le curé déclara que le prêtre n'avoit fait que son devoir.

Madame de Maintenon, alors à Versailles, vivant dans la société habituelle de madame de Montespan, et très à portée d'être instruite de tous les détails d'un événement auquel ses principes de religion et de vertu lui faisoient prendre un si grand intérêt, écrivoit à la comtesse de Saint-Géran, « que le Roi ne vouloit con» damner ni le prêtre ni le curé sans savoir ce que le

* L'auteur des Eclaircissements historiques sur la révocation de l'édit de Nantes (M. de Rulhière ), trompé par un passage des Souvenirs de madame de Caylus,paroit tenir beaucoup à reculer, jusqu'au jubilé de 4676, le refus d'absolution qu'éprouva madame de Montespan, refus qui donna lieu à son éloignement passager de la cour. Mais madame de Caylus qui n'y étoit point encore, et qui n'y arriva, fort jeune, que plusieurs années après, a pu se tromper facilement sur cette date assez éloignée des temps où elle écrivoit ses Souvenirs. L'abbé Ledieu, dans ses manuscrits, fixe positivement cet événement au Jeudi saint du carême de 1675. Nous avons un témoignage encore plus décisif; nous avons sous les yeux les minutes originales des lettres que Bossuet écrivit à Louis XIV, alors à son armée de Flandre, pour l'entretenir dans ses religieuses dispositions. Il lui parle dans ces lettres des dispositions également édifiantes de madame de Montespan. Ces lettres sont tout entières de la main de Bossuet. L'une d'elles porte la date du 20 juillet 1675, et l'autre, qui est antérieure, ne porte aucune date. Cette preuve de fait est plus décisive que tous les raisonnements de l'auteur des Eclaircissements.

» duc de Montausier, dont il respecte la probité, et >> M. de Condom, dont il estime la doctrine, en pen>> soient. >>>

Bossuet ne balança pas à répondre, comme le curé, « que le prêtre n'avoit fait que son devoir.»><

« M. de Montausier, ajoute madame de Maintenon, a » parlé plus fortement. M. de Condom reprit la parole » et parla avec tant de force; il fit venir si à propos la » gloire et la religion, que le Roi, à qui il ne faut » que dire la vérité, se leva fort ému, et dit à M. de » Montausier, en lui serrant la main : Je ne la verrai » plus. >>

Louis XIV étoit profondément religieux; et quand Bossuet lui déclara que la morale de l'Evangile ne pouvoit admettre que des règles invariables; que les princes étoient comme les autres hommes, soumis à l'autorité de ses saintes maximes; que des ministres lâches ou corrompus cessoient d'être les véritables interprètes de sa doctrine, quand, par foiblesse ou par complaisance, ils montroient une coupable indulgence pour de grands scandales; qu'enfin l'Eglise avoit toujours décidé dans des circonstances semblables, qu'une séparation entière et absolue étoit une disposition indispensable pour être admis à la participation des sacrements, Louis XIV fut frappé et touché du caractère de vertu et de vérité que Bossuet avoit imprimé à ses paroles; et il lui promit encore de renoncer à ses engagements avec madame de Montespan. Elle reçut en conséquence ordre de quitter la cour, et fut envoyée à Paris.

Louis XIV fit plus encore; « il' chargea Bossuet de >> disposer madame de Montespan à consentir à cet » éloignement. Tous les soirs Bossuet partoit de Ver» sailles en poste, et se rendoit à Paris. » Et dans les longs entretiens qu'il avoit avec elle, il cherchoit à adoucir son dépit et son irritation.

Qu'on se représente une femme altière et impérieuse,
Mts. de Ledicu.

accoutumée à voir depuis dix ans toute la cour et Louis XIV lui-même à ses pieds; persuadée par la servitude générale, que des actes extérieurs et des pratiques faciles devoient suffire pour la dispenser des règles communes ; et on aura l'idée de tous les emportements auxquels elle se livra d'abord envers Bossuet.

<«< Elle l'accabla de reproches; elle lui dit que son » orgueil l'avoit poussé à la faire chasser; qu'il vouloit » seul se rendre maître de l'esprit du Roi, pour le >> tourner à son intérêt. » Et voyant que Bossuet n'opposoit que de la douceur et du calme à ses extravagantes déclamations, « elle chercha à le gagner par des » flatteries et des promesses; elle fit briller à ses yeux » l'éclat de la pourpre, et tout ce que les premières » dignités de l'Eglise et de l'état pouvoient offrir de » séduisant à l'ambition *. >>

Il est difficile de comprendre que madame de Montespan, si distinguée elle-même par l'élévation de son caractère, ait pu croire un seul moment qu'un homme dont le caractère et les principes étoient aussi établis que ceux de Bossuet, fût accessible à un pareil genre de séduction.

Une lettre de Bossuet au maréchal de Bellefonds en date du 20 juin 1675**, laisse apercevoir combien il sentoit lui-même toutes les difficultés et tous les embarras de l'entreprise dans laquelle il se trouvoit engagé.

<< Priez Dieu pour moi, je vous en conjure, et priez» le qu'il me délivre du plus grand poids dont un » homme puisse être chargé, et qu'il fasse mourir tout

1 Mis. de Ledieu.

* L'abbé Ledieu ajoute « que madame de Montespan avoua souvent » depuis que, dans le temps où elle étoit le plus aigrie contre Bossuet, » elle avoit fait faire une exacte recherche de sa vie, et qu'elle n'avoit >> rien trouvé à reprendre en aucun état où il avoit été, et que la >> justice l'obligeoit à lui rendre ce témoignage. »

** La date de cette lettre prouve encore que cet événement doit se rapporter à l'année 1675, et nou à 1676, comme le prétend l'auteur des Eclaircissements.

» l'homme en moi, pour n'agir que par lui seul. Dieu » merci, je n'ai pas encore songé durant tout le cours » de cette affaire, que je fusse au monde. Mais ce n'est » pas tout, il faudroit être comme un saint Ambroise, >> un vrai homme de Dieu, un homme de l'autre vie, » où tout parlât, dont tous les mots fussent des oracles >> du Saint-Esprit, dont toute la conduite fût céleste. » Dieu choisit ce qui n'est pas, pour détruire ce qui » est. Il faut donc n'être pas, c'est-à-dire n'être rien » du tout à ses yeux, vide de soi-même et plein de >> Dieu. >>>

Cependant Louis XIV étoit sincèrement disposé à remplir les engagements qu'il avoit pris avec Bossuet. Il se plaisoit même à les renouveler en public; et tout le monde sait la réponse fine et mesurée que lui fit Bourdaloue, lorsque le Roi, lui adressant la parole, dit : « Mon père, vous devez être bien content de moi, » madame de Montespan est à Clagny. Oui, Sire,

>> répondit Bourdaloue; mais Dieu seroit plus satis» fait si Clagny étoit à soixante-dix lieues de Ver»sailles. >>

Louis XIV paroissoit si ferme et si décidé, que les di→ recteurs de sa conscience crurent pouvoir lui permettre d'approcher des sacrements aux fêtes de Pâques; et il partit pour l'armée sans avoir vu madame de Montespan, sans même lui avoir écrit.

Pendant l'absence du Roi, Bossuet continua à voir madame de Montespan; et tel fut l'heureux effet de sa patience et de sa modération, que ses emportements cédèrent à l'impression forte et puissante qu'il sut donner à ses paroles et aux instructions mêlées de douceur et de fermeté qu'il ramenoit dans tous ses entretiens. Elle paroissoit même l'écouter avec plaisir, et répondre à son intérêt paternel par ses sentiments et par des actes de bienfaisance, qui au moins tournoient au profit du malheur et de l'indigence.

Ce fut pendant que le Roi étoit à l'armée, que Bossuet, autorisé et même invité par Louis XIV, lui écrivit

plusieurs lettres dignes d'un Père des premiers siècles de l'Eglise *.

IX.-Lettres de Bossuet à Louis XIV. 1675.

SIRE,

«Le jour de la Pentecôte approche, où Votre Ma» jesté a résolu de communier. Quoique je ne doute >> pas qu'elle ne songe sérieusement à ce qu'elle a pro>> mis à Dieu, comme elle m'a commandé de l'en faire » souvenir, voici le temps où je me sens le plus obligé » de le faire...

» Jamais, Sire, votre cœur ne sera paisiblement à » Dieu, tant que cet amour violent qui vous a si long>> temps séparé de lui, y régnera. Cependant, Sire, >> c'est ce cœur que Dieu demande. Votre Majesté a >> vu les termes avec lesquels il nous commande de le >> lui donner tout entier. Elle m'a promis de les lire et » de les relire souvent. Je vous envoie encore, Sire, » d'autres paroles de ce même Dieu, qui ne sont pas >> moins pressantes, et que je supplie Votre Majesté de >> mettre avec les premières. Je les ai données à ma» dame de Montespan, et elles lui ont fait verser beaucoup » de larmes; et certainement, Sire, il n'y a point de plus juste sujet de pleurer, que de sentir qu'on a » engagé à la créature un cœur que Dieu veut avoir. >> Qu'il est malaisé de se retirer d'un si malheureux et >> si funeste engagement! Mais cependant, Sire, il le » faut, ou il n'y a point de salut à espérer.

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» Je ne demande pas, Sire, que vous éteigniez en un >> instant une flamme si violente. Ce seroit vous de>> mander l'impossible. Mais, Sire, tâchez peu à peu de » la diminuer, craignez de l'entretenir.

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J'espère que tant de grands objets, qui vont tous

* Ces lettres ont été imprimées pour la première fois dans le tome ix de l'édition de Œuvres de Bossuet, donnée par D. Déforis. Nous les copions sur les minutes originales de la main de Bossuet. Voyez l'édition de Chalandre, tom. x. Lett. XXXIII et suiv.

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