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XVIII

LE DAL DE L'AMBASSADE D'AUtriche

La série des magnifiques fêtes qui venaient d'être données à Paris devait être terminée par un bal que le prince de Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche, allait offrir, le 1er juillet 1810, à l'empereur et à l'impératrice, dans l'hôtel de l'ambassade, et qu'on annonçait, à l'avance, comme une merveille de luxe, d'élégance et de bon goût. La demeure du prince ambassadeur était située rue de la Chaussée-d'Antin. C'était l'ancien hôtel de la marquise de Montesson, veuve du duc d'Orléans, à qui cette dame avait été unie par un mariage morganatique. De grands préparatifs avaient été faits avec une magnificence extraordinaire. Le rez-de-chaussée de l'hôtel n'étant pas assez vaste, on avait construit en bois une grande salle de bal, à laquelle on arrivait à la suite des appartements par une galerie également en bois.

Les plafonds de cette galerie, figurés en papier verni, étaient décorés d'ornements et de peintures. Élevés au niveau des appartements, les planchers de ces deux pièces reposaient sur des charpentes. Un lustre énorme était suspendu au plafond de la salle de bal. Les deux côtés et le pourtour de la galerie avaient pour éclairage des demi-lustres appliqués contre les murailles. Une haute estrade était réservée pour la famille impériale, au centre du côté droit de la salle de bal, et en face d'une grande porte donnant sur le jardin. Derrière cette estrade, on avait pratiqué une petite porte pour l'usage particulier des souverains. L'ambassadeur avait alors auprès de lui, outre sa femme, son frère et sa belle-sœur le prince Joseph et la princesse Pauline de Schwarzenberg," qui devaient l'aider à faire les honneurs de la fête.

Napoléon et Marie-Louise, venant du château de Saint-Cloud, arrivèrent à la barrière de Paris à neuf heures trois quarts. Ils y changèrent de voiture. Un peu après dix heures, ils étaient à la porte de l'ambassade, où l'ambassadeur les recevait. L'empereur portait par-dessus son habit le grand cordon autrichien de Saint-Étienne.

La fête commence. Elle est splendide. Un groupe de musiciens, dans la cour d'honneur, salue par des fanfares l'entrée des Majestés, qui traversent la salle de concert, et passent dans le jardin, où elles s'arrêtent un instant devant un temple d'Apollon. Des chanteuses, figurant les

Muses, entonnent un chœur joyeux. Napoléon et Marie-Louise se promènent dans l'allée de la cascade, où une harmonie mystérieuse sort d'une grotte souterraine, arrivent à un berceau de vigne, orné de glaces, de chiffres, de fleurs et de guirlandes, y entendent des concerts de musique vocale et instrumentale, l'un allemand, l'autre français, puis continuent à circuler dans le jardin, s'arrêtent en face d'un temple de gloire, où quatre femmes superbes représentent la Victoire, la muse Clio et la Renommée, où les trompettes résonnent, où retentissent les chants de triomphe, où les parfums brûlent dans des trépieds d'or, puis assistent à un charmant ballet dansé sur une pelouse, qui offre comme perspective un pavillon du parc de Laxenbourg, cet endroit si cher à Marie-Louise; puis se rendent dans la galerie de bois nouvellement construite devant la façade de l'hôtel, du côté du jardin, et arrivent enfin dans la grande salle de bal, qui peut contenir près de quinze cents personnes.

Il est minuit. Jusqu'à présent, tout a marché à souhait. Les souverains paraissent enchantés de la fête. L'ambassadeur est rayonnant. On s'extasie sur la magie d'un si admirable spectacle. Le bal s'ouvre par un quadrille où la reine de Naples danse avec le prince Esterhazy, et le prince Eugène de Beauharnais avec la princesse Pauline de Schwarzenberg. Le quadrille une fois terminé, l'empereur descend de son trône pour faire une

tournée dans la salle, tandis que l'impératrice, la reine de Westphalie, la reine de Naples et la vice-reine d'Italie restent à leurs places, sur l'estrade. Napoléon vient de passer auprès de la princesse Pauline de Schwarzenberg, qui lui a présenté les jeunes princesses, ses filles, quand tout à coup la flamme d'une bougie atteint les draperies d'une croisée. Le comte Dumanoir, chambellan de l'empereur, et plusieurs officiers veulent arracher les rideaux; mais les flammes se propagent; en moins de trois minutes, l'incendie, comme une traînée de poudre, gagne les plafonds de la salle et toutes les légères décorations dont elle est ornée. Le comte de Metternich, qui se trouve au pied de l'estrade, en monte sur-lechamp les degrés, pour prévenir l'impératrice de ce qui se passe, et l'engager à le suivre, dès que cela va être possible. Quant à l'empereur, maître de lui comme sur un champ de bataille, il peut regagner l'estrade, rejoindre Marie-Louise, et se retirer avec elle du côté du jardin, recommandant à tous le sang-froid, afin de prévenir le désordre.

Heureusement, les issues de la salle sont spacieuses, et la plus grande partie des invités pourra se sauver par le jardin. Mais, hélas! que d'accidents! que de victimes! Au moment où l'incendie a éclaté, on dansait une écossaise. Beaucoup de jeunes filles avaient quitté leurs mères, pour danser. Les mères veulent les rejoindre, et elles,

elles veulent rejoindre leurs mères. Des cris affreux retentissent. Le tumulte est à son comble. Les femmes appellent leurs maris, les parents leurs enfants. Les officiers de la garde impériale se pressent autour de Napoléon, et tirent l'épée; car, au premier moment, l'idée d'une trahison traverse leur esprit, et ils s'attendent à l'explosion de je ne sais quel complot infernal. Le prince de Schwarzenberg, qui ne quitte pas l'empereur, lui dit : « Je connais la construction de la salle, elle est perdue, mais les issues sont en assez grand nombre pour que personne n'ait de risque à courir. Sire, je vous couvrirai de mon corps. » Toujours suivi de l'ambassadeur, Napoléon, ne donnant aucun signe de crainte, arrive jusqu'à l'estrade, prend l'impératrice par la main, et parvient à sortir avec elle. Les deux époux traversent le jardin, montent en voiture, et vont jusqu'à la place Louis XV. Là, ils se séparent, et, tandis que l'impératrice retourne au château de SaintCloud, l'empereur, rebroussant chemin, regagne l'ambassade d'Autriche, où il espère contribuer à arrêter les progrès de l'incendie.

L'ambassadeur, qui avait accompagné Napoléon et Marie-Louise jusqu'à leur voiture, rentre dans l'hôtel. Quel spectacle de désolation! Que de scènes déchirantes! Quel abîme d'angoisses et de douleurs! Le ciel était chargé d'un orage. Le vent s'est engouffré avec violence dans le frêle édifice de bois, qui, en quelques instants, a été

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