Page images
PDF
EPUB

cain, n'étaient visités que par un petit nombre de marchands ou de voyageurs, attirés par l'appât du gain ou par une curiosité exceptionnelle. Ni la vapeur, ni l'électricité ne rapprochaient les distances ou supprimaient pratiquement les océans. La «< presse » n'existait pas et les quelques gazettes nées d'initiatives hardies ne reproduisaient, que les banales nouvelles de l'étranger. Seule la Gazette de Hollande, au xvII° siècle, a rompu, parfois, un silence trop aisément accepté.

Cet âge d'or des diplomates, cette période d'autocratie où leurs combinaisons ne risquaient d'échouer par aucune indiscrétion involontaire, a duré si longtemps qu'elle a créé une tradition redoutable, tradition dont certains États, de plus en plus rares, il est vrai, ne se sont pas encore entièrement affranchis.

Peu à peu cependant l'esprit public s'est éveillé. Les peuples ont appris à se préoccuper des événements qui se passaient autour d'eux et loin d'eux. Des relations commerciales régulières se sont nouées et leur ont mieux fait connaître les continents extra-européens.

Enfin de grandes crises comme la Révolution Française. ont, par le bouleversement d'usages séculaires, donné aux nations la conscience de leur devoir de surveiller leurs relations avec l'étranger. La bataille a certes été rude entre les adversaires et les défenseurs par principe ou par intérêt du secret des Chancelleries. Il a fallu la chute d'un régime et un Napoléon pour qu'on découvrit l'importance, en politique extérieure, de l'appui de l'opinion publique. Qui ne se souvient de la violente campagne du Times contre Bonaparte et des appels retentissants du premier Empereur des Français, cependant si jaloux de son autorité personnelle? Le combat ainsi engagé entre deux systèmes, par la volonté même des gouvernants, a subi des vicissitudes. Le régime du bâillon instauré au Congrès de Vienne par Metternich s'est maintenu une dizaine d'années. Des tendances plus libérales ont trion:

phé en Europe en 1830, mais les gouvernements, sauf celui d'Angleterre qui fut plus avisé et plus pratique, n'ont guère travaillé à l'éducation du peuple en matière de politique extérieure. Le premier homme d'État du continent qui ait réellement profité des exemples de Napoléon et compris la valeur de l'opinion publique est le Prince de Bismarck. Aussi sa diplomatie a-t-elle été aussi féconde en résultats que peu conforme aux traditions. Le fondateur de l'unité allemande ne s'est jamais embarrassé des habiletés surannées des diplomates de la vieille école et il s'est affranchi délibérément de tous les «< secrets » où s'empêtraient ses ennemis. Il a fait sa politique au grand jour, disant même la vérité à ses adversaires, les déconcertant par une franchise apparente, et puisant sa force dans la propagation même de ses idées par la voie de la presse. On peut dès lors affirmer que Bismarck est le créateur d'un genre nouveau de diplomatie, ce qui n'implique pas d'ailleurs qu'il n'ait pas souvent voilé une lumière qu'il répandait à ses heures et non sans brutalité.

Son exemple a paru bon à suivre - altération de faits ou de documents exceptée, et depuis une quarantaine d'années les dirigeants de la politique extérieuré ont renoncé ou renoncent de plus en plus à méconnaître la force du consensus populaire.

En France, la troisième République, en rendant toute sa valeur à la volonté nationale, se devait à elle-même d'en respecter les manifestations tant au point de vue intérieur qu'au point de vue extérieur. On pourrait supposer que, les progrès de la civilisation aidant, les facilités de communication entre nations et continents étant accrues par les applications de la vapeur et la découverte de l'électricité, le peuple français, encouragé dans cette voie par son propre Gouvernement, ait, plus qu'un autre, pris goût aux questions internationales. Il n'en a malheureusement pas été ainsi. L'indifférence, sauf dans une élite, règne encore à cet égard. Le Français, on le sait, se plaint

souvent de l'esprit de routine de ses administrations publiques. Ce qu'il ne s'avoue guère, c'est qu'il est lui-même encore plus routinier. Il s'est, par atavisme, accoutumé à considérer les affaires extérieures comme la chasse gardée d'une caste à part. Il conserve volontiers l'illusion que le diplomate est un homme d'une mentalité spéciale, obligé par ses fonctions mêmes à constamment déguiser sa pensée et à s'envelopper d'un manteau couleur de muraille quand il ne se pare pas d'un bel habit brodé couvert de rubans multicolores. Cet être prestigieux ou décrié car pour les diplomates la roche tarpéienne est proche du Capitole - lui semble dépositaire de secrets redoutables et le dispensateur souverain des bienfaits de la paix ou des horreurs de la guerre. Le Français donc, si frondeur soit-il, n'ose guère se mêler des affaires de la diplomatie. Il sent que la prospérité et même l'existence nationale dépendent en partie de la situation mondiale de son pays et néanmoins, respectueux de traditions surannées, sa verve satirique ne prend jamais la forme d'un contrôle pourtant nécessaire. En outre, nos concitoyens ont longtemps passé pour les plus mauvais géographes et on leur a maintes fois reproché l'ignorance de tout ce qui n'est pas la France continentale. Ce grief, si fondé qu'il ait pu être jadis, n'est plus entièrement exact aujourd'hui. On enseigne la géographie en France et fort bien. Les Français ont acquis l'habitude des voyages. Bien plus, ils apprennent - enfin les langues étrangères. D'importantes colonies françaises essaimées dans le monde propagent, dans la métropole, la connaissance des peuples étrangers. Il n'est pas jusqu'à la mode des cartes postales illustrées qui n'ait contribué à répandre, dans notre pays, l'idée qu'en dehors de nos frontières il existe une civilisation. Attribuer à une ignorance fondamentale et paresseuse, le manque d'intérêt des Français pour les affaires étrangères serait donc contraire à la stricte équité.

La raison réelle de cette indifférence que secouent, de temps

[ocr errors]

à autre, des menaces de guerre, est tout autre. L'étude des questions extérieures est ardue, et elle rebute aisément. Il faut des connaissances historiques et juridiques spéciales dont l'acquisition n'est pas à la portée de tous. On ne nait pas diplomate on le devient par une instruction particulière. Pour s'intéresser aux questions d'actualité, il est indispensable d'en savoir la genèse, d'en avoir approfondi l'évolution. Le travail qui en résulte nécessite un effort, et l'immense majorité des Français n'éprouve pas le besoin impérieux de l'accomplir. Il faudrait par une sorte de vulgarisation patiente remédier à cette apathie. Il conviendrait d'accoutumer nos concitoyens, aptes depuis fort longtemps à comprendre les affaires intérieures, à prendre conscience de l'importance vitale qu'ont pour eux les affaires extérieures.

Ce devoir, le gouvernement de la République ne l'a jamais

méconnu.

Le Parlement est mis à même, par des publications de documents diplomatiques sous forme de Livre Jaune, par l'exercice de son droit d'interpeller et de questionner les Ministres, d'exercer son contrôle sur l'orientation de notre politique extérieure. Le Parlement britannique sans débats retentissants, sans interventions grandiloquentes, par un recours judicieux et fréquent à de courtes questions précises, se fait renseigner souvent sur les événements qui intéressent l'Empire. Imitons-le. Et, pour que de tels débats portent leurs fruits, imitons aussi la presse britannique qui en instruit ses lecteurs.

Cette intervention de la presse est au surplus indispensable pour secouer la torpeur des Français en ce qui touche la politique étrangère courante. Le rôle d'un journal n'est pas de flatter exclusivement le goût de ses lecteurs. Il est plus noble : car il est celui d'un éducateur. La presse a l'obligation de renseigner le public sur tous les faits qui doivent l'intéresser. A-t-elle le droit de laisser ignorer ce qui se passe dans le monde ?

Ne serait-ce qu'au point de vue financier, le Français, créancier de tant de gouvernements ou d'entreprises étrangères, a le plus grand avantage à être tenu au courant de la situation et des aspirations de ses débiteurs. Tout ce qui est de nature à affaiblir la valeur de ses gages, les modifications territoriales, la situation économique, le régime même des États et les bouleversements dont ils sont menacés, doivent être connus de ceux de nos compatriotes qui prêtent au dehors leur argent et à qui des hommes de finances prodiguent des renseignements parfois trop optimistes.

Nos industriels et nos commerçants se plaignent aussi fréquemment de ne pas trouver les débouchés extérieurs qu'ils souhaitent pour leurs produits - sans accomplir personnellement un grand effort. - N'ont-ils pas profit à trouver dans la presse des indications abondantes et précises sur la politique étrangère? Intérêt national et intérêts privés se trouvent donc confondus et exigent une propagation continue des nouvelles de l'extérieur.

A vrai dire, une grande partie de la presse française l'a déjà compris et, la presse parisienne, notamment, se montre disposée à secouer l'indifférence des Français. Les organes importants de Paris, sans distinction d'opinion politique, contribuent à développer chez leurs lecteurs le goût des questions extérieures. Ils consacrent aux nouvelles de l'étranger une place chaque jour plus considérable et ils n'attendent pas qu'une crise grave éclate pour insérer télégrammes ou bulletins. Des publicistes de talent, assurés de n'être plus systématiquement sacrifiés à leurs confrères chargés de la politique intérieure ou du reportage courant, se sont attachés à l'étude et à la vulgarisation de la politique étrangère. Ils y ont acquis une autorité et une science dont le pays tout entier bénéficie.

La presse de province est plus récalcitrante et, sauf dans quelques grands organes régionaux, on n'y trouve guère encore d'articles documentés, ou même des informations détail

« PreviousContinue »