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Collége royal presque aussi pauvre qu'il y étoit entré. Il se retira au collége des Cholets avec ses livres et son très-modeste mobilier, dans un logement qui auroit à peine suffi à un homme des dernières classes de la société. II y a vécu dix à douze ans, dans un état voisin de l'indigence, si ce n'étoit pas l'indigence même : du pain et du riz à l'eau étoient sa seule nourriture; mais, soutenu et consolé par la philosophie, il ne desiroit rien au-delà, et s'estimoit heureux de tous les maux dont il étoit exempt. Jamais il ne lui échappoit une plainte : il cachoit au contraire avec un soin extrême sa situation au petit nombre d'amis qui le visitoient encore par intervalles, pour ne pas les affliger; et si quelqu'un lui témoignoit de l'inquiétude sur son sort: << Soyez tranquille, disoit-il: je ne suis pas très» riche; mais tout est relatif. Je ne me suis jamais accoutumé aux aisances de la vie; je me suis rapproché sans peine de mon premier état : j'ai tout ce qu'il me faut, il ne » me manque rien. » Il se refusa même pendant très-longtemps aux instances de M. et de M.me de Mesmes, auxquels il étoit tendrement attaché depuis sa jeunesse, et dont l'amitié constante a fait le charme de sa vie, qui le pressoient sans cesse d'aller demeurer avec eux au château de la Chaussée près la machine de Marly, où ils s'étoient retirés. Ce ne fut qu'en l'an 1x que, ses foibles ressources étant entièrement épuisées, et les infirmités que l'âge traîne à sa suite ayant augmenté ses besoins, il se vit forcé d'accepter l'asile que l'amitié lui offroit en vain depuis tant d'années: encore ne voulut-il pas y transporter ses livres, pour conserver sa liberté et être le moins à charge qu'il seroit possible aux amis qui lui donnoient l'hospitalité.

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Mais, n'ayant plus le moyen de payer la somme modique nécessaire pour loger sa bibliothèque, et ne pouvant consentir à se défaire de ce trésor qui lui étoit si cher, il va trouver son ancien et fidèle confrère, M. de Lalande, et le prie de la recevoir en dépôt et de lui sauver la douleur de la vendre. Ce signal de détresse est entendu du cœur de M. de la Lande; il promet tout, bien résolu de tenir davantage. A peine son vieil ami l'a-t-il quitté, qu'il vole chez le ministre, demande du pain et un toit pour le restaurateur, le bienfaiteur, le second fondateur du Collège de France, pour un vieillard qui a bien mérité des hommes et des lettres : une pension de douze cents francs est presque aussitôt accordée; Garnier conserve ses livres et son logement, et doit ce bienfait à l'amitié. Lequel de lui ou de M. de la Lande fut le plus heureux?

M. Garnier parut avoir retrouvé ses forces et sa santé, quand il fut admis, à l'époque de la nouvelle organisation donnée en l'an xi à l'Institut, dans la Classe d'histoire et de littérature ancienne, à laquelle il étoit si digne d'appartenir; il avoit du moins retrouvé tout son zèle et son ancienne exactitude à remplir ses devoirs. Nous le voyions avec intérêt venir assidument, et quelquefois par des temps rigoureux, de la Chaussée, où il étoit retenu par la reconnoissance, pour assister à nos séances; nous le voyions avec plus d'intérêt encore offrir à la Classe, dont il n'auroit pas voulu être un membre inutile, le tribut de ses doctes veilles. Pendant le court espace de temps qu'elle l'a possédé, il lui a communiqué deux mémoires intéressans, et tels qu'il auroit pu les composer dans la vigueur de l'âge. Dans l'un, il prouve d'une manière presque incontestable. que la

Rhétorique adressée à Alexandre par Aristote est réellement de Corax, l'inventeur de cet art; il essaie d'établir dans l'autre que Cicéron, dans son Traité de Officiis, a altéré la doctrine de Panétius et des Stoïciens, et de montrer ces altérations; et ces deux mémoires sont également forts d'érudition, de raisonnement et de sagacité. Il s'occupoit d'un autre mémoire sur la philosophie, car la révolution l'avoit ramené exclusivement à ses premières affections, lorsqu'une mort imprévue, mais à laquelle il étoit toujours préparé, l'enleva aux lettres et à l'Institut, le 2 ventôse an XIII [21 février 1805], dans la soixante-quinzième année de son âge.

On seroit peut-être surpris du dénûment absolu dans lequel il s'étoit trouvé, si l'on ne connoissoit pas toute l'étendue de son désintéressement et la noblesse de son ame. Ayant appris qu'un de ses amis, qui étoit dans le commerce, éprouvoit de l'embarras dans ses affaires, il va le trouver, et lui offre vingt mille francs pour l'aider à en sortir. La proposition est acceptée: Garnier, qui n'avoit pas à beaucoup près cette somme, vend sans délai une maison de campagne qu'il avoit fait construire à Bougival près la Chaussée, et dont il faisoit ses délices, réunit tous ses moyens et porte les vingt mille francs qu'il avoit offerts. Quelque temps après, le débiteur meurt insolvable. On presse Garnier de paroître avec les autres créanciers; il s'y refuse opiniâtrément; «Puisque quelqu'un doit perdre, » dit-il, la préférence appartient à ses amis ; je la réclame à » ce titre. » Il se conduisit de la même manière envers les héritiers d'un autre de ses amis, membre du Parlement, mort victime de la révolution, à qui il avoit prêté dix à

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douze mille francs, et dont la famille restoit presque sans ressource. « Ses enfans sont déjà trop malheureux, dit-il :

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je ne demanderai rien; je n'aggraverai point leur infor» tune. » Il déchira le billet; et alors Garnier manquoit de tout. Voilà comme il plaçoit ses économies.

Savant modeste et sans prétention, il ne cherchoit point à se faire valoir, et ne montroit jamais de connoissances que ce qu'on lui en demandoit. Ami de l'indépendance, le seul bien qui eût du prix à ses yeux, il s'étoit toujours restreint, pour la conserver, aux plus simples besoins de la nature. Inaccessible à l'ambition, à l'intérêt, à la crainte, rien ne pouvoit faire fléchir ses principes, ni les lui faire abandonner. Ami constant et dévoué, doux et facile dans le commerce de la vie, tolérant dans toutes ses opinions, jamais il n'a perdu un ami et ne s'est fait un ennemi : sévère pour lui seul, plein d'indulgence pour les autres, lorsque ses principes les condamnoient, la bonté de son ame les excusoit; il savoit plaindre les hommes, jamais il ne sut les haïr. Tel a été le vertueux et respectable Garnier; tel a été le sage dont la mort cause nos regrets. Il n'a vécu qu'un instant parmi nous; mais il vivra long-temps dans notre souvenir,

TOME I.cr

NOTICE HISTORIQUE

SUR

LA VIE ET LES OUVRAGES

du vendredi 11 avril 1806.

DE

M. DE VILLOISON.

Lue dans la JEAN-BAPTISTE-GASPAR D'ANSSE DE VILLOISON, séance publique membre de l'Institut, de la Légion d'honneur, des académies de Berlin, Madrid, Gottingue, et de presque toutes les académies et sociétés savantes de l'Europe, naquit à Corbeil-sur-Seine, le 5 mars 1750. Sa famille étoit originaire d'Espagne : Miguel de Ansso, le premier qui s'établit en France, y vint en 1615, à la suite d'Anne d'Autriche, au service de laquelle il étoit attaché, et obtint des lettres de naturalisation et de confirmation de son ancienne noblesse. Son fils (Jean) lui fut adjoint et lui succéda. Ses petits-fils embrassèrent la profession des armes : l'un d'eux (Pierre), capitaine de dragons, fut tué à la bataille d'Hochstet (en 1703); l'autre (Jean) succéda au célèbre marquis de l'Hôpital dans la charge de capitaine-lieutenant de la compagnie colonelle du Mestre-de-camp général, et fut fait prisonnier à la bataille de Fleurus (en 1690): c'est l'aïeul de M. de Villoison. Son père (Jean-Baptiste) fut élevé page de la grande écurie du Roi, entra dans les

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