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CHAPITRE PREMIER.

DÉTERMINATION DES DIFFÉRENTS TRACÉS.

Du tracé au point de vue de l'intérêt privé. - Du tracé au point de vue de l'intérêt général. Conclusion.

La question économique peut être considérée sous deux points de vue très-divers : dans l'intérêt privé, lorsque le chemin ayant été entrepris, soit par une compagnie, soit par des particuliers, dans le but de procurer à leurs capitaux un placement avantageux, il s'agit de déterminer éventuellement les résultats financiers de l'entreprise; dans l'intérêt général, c'est-à-dire sous le rapport des avantages matériels ou moraux qui peuventen résulter pour le pays.

2 1.

DU TRACÉ AU POINT DE VUE DE L'INTÉRÊT PRIVÉ.

Lorsqu'une compagnie ou des particuliers entreprennent à leurs frais et risques l'exécution d'un chemin de fer, il va sans dire qu'ils laissent de côté toute considération purement morale ou politique et ne cherchent qu'à opérer aux meilleures conditions possibles le placement de leurs capitaux. Une telle entreprise devant être l'objet d'un examen réfléchi, d'un calcul froid et positif, les concessionnaires ne sauraient trop se mettre en garde contre les espérances dans lesquelles le désir du gain pourrait les entraîner, car une grave responsabilité morale pèse sur eux en pareil cas. On sait en effet par l'expérience qui en a été faite que les résultats de l'erreur et de l'imprévoyance ne se restreignent pas toujours dans le fait d'une simple perte de capitaux; que souvent au contraire ils réagissent sur l'opinion, en arrêtent l'élan, et détournent quelquefois pour longtemps l'impulsion salutaire des masses, toujours aussi promptes à s'alarmer et à recevoir de puériles épouvantes qu'à accepter les espérances les plus chimériques et les plus incertaines. Les divers exemples de ce fait sont encore trop récents pour qu'il puisse être utile d'insister sur ce sujet. Il nous suffira de dire qu'en pareil cas le devoir d'un gouvernement est de n'accorder aux compagnies de concessions définitives qu'après s'être assuré,

que le but proposé pourra être atteint au moyen des capitaux dont elles disposent, et que ces capitaux ne pourront se trouver absorbés sans qu'il en résulte quelque bien pour l'intérêt public.

La science n'offrant point de méthode qui puisse déterminer l'importance des éléments d'activité que peut renfermer la contrée que l'on se propose de desservir, on évalue généralement la prospérité future du chemin d'après le chiffre de la circulation antérieure. Mais cette méthode est plausible sans être bonne, car c'est en matière de chemins de fer surtout que toujours le présent donne une idée fausse de l'avenir. Ainsi, lorsque les fondateurs du chemin de Liverpool à Manchester cherchèrent à se rendre compte des profits éventuels de leur entreprise, ils n'attachèrent d'importance qu'au transport des marchandises; le transport des voyageurs ne fut regardé que comme susceptible d'un produit minime et de peu d'importance. Aujourd'hui les marchandises rapportent à peine un tiers du revenu total; les deux autres tiers sont produits par le transport des voyageurs, sur lequel on n'avait pas compté. Mieux instruits, MM. Simons et de Ridder, dans le rapport qu'ils adressèrent à la chambre des représentants de Belgique, évaluérent que la circulation des voyageurs entre Bruxelles et Anvers serait triplée par l'exécution d'un chemin de fer entre ces deux villes : elle fut DÉCUPLÉE au bout de quelques mois, tant il est vrai que la seule extension d'une grande industrie développe toujours un progrès social dont un simple calcul ne saurait donner la mesure.

Ainsi donc, en semblable occurrence, lorsqu'il s'agit de déterminer dans quelle proportion la dépense devra être limitée afin d'assurer au propriétaire du chemin les plus grands avantages possibles, on ne pourra que supputer, d'après les faits les plus concluants fournis par l'expérience, quelles seront la nature et la quantité des objets à transporter. Plus cette quantité sera considérable et susceptible de procurer de grands produits, et plus en général on devra apporter de perfection dans le tracé du chemin. Si le railway est destiné au transport simultané des Voyageurs et des marchandises, l'ingénieur fait ordinairement entrer dans ses calculs la possibilité d'augmentation du nombre de voyageurs, et il établit le tracé de telle manière que le service s'exécute convenablement et avec rapidité. Mais si le transport

des

voyageurs et des marchandises est déterminé par des conditions positives et invariables et s'il n'y a pas de probabilité que l'exécution plus ou moins bonne du service puisse amener dans le montant des recettes une différence notable, il arrive alors que la perfection est sacrifiée à l'économie, et que la dépense totale est restreinte de manière à obtenir encore le résultat final le plus avantageux. Toutefois il est rare que le gouvernement n'intervienne pas dans l'entreprise. Il est certains cas où l'établissement d'un chemin de fer peut apporter de grandes modifications à la condition sociale de tout un pays; il en est d'autres où ces nouveaux chemins doivent être reliés avec le système général des routes stratégiques de l'Etat. Le gouvernement intervient alors de plein droit; souvent même il prête aux compagnies le concours de ses ingénieurs, lesquels possèdent dans leur administration les moyens de faire d'une manière complète toutes les études nécessaires.

On sait que tous les railways d'Angleterre ont été entrepris par l'intérêt privé et sans le concours direct du gouvernement. Parmi les principaux chemins français qui entrent dans cette catégorie, on ne peut guère citer que ceux de Lyon à SaintEtienne, de Paris à Rouen et à Orléans et de Strasbourg à Bâle, et encore le gouvernement a-t-il dù concourir pour des sommes assez fortes à leur établissement, à l'exception de celui de SaintEtienne, entièrement construit par des particuliers sans aucune subvention.

2 2.

DU TRACÉ AU POINT DE VUE DE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL.

Les grandes lignes de chemins de fer ayant pour mission spéciale de concourir d'une manière efficace à l'accroissement de la richesse publique, il importe que leur exécution ait lieu sous l'empire de certaines considérations que l'on ne peut méconnaître sans danger.

Il faut d'abord considérer comme raison déterminante la nécessité de diriger ces lignes de telle sorte qu'elles conservent l'industrie et la population dans les lieux où elles se trouvent fixées. Il est dans tous les Etats certains points qui, par l'effet de circonstances naturelles ou politiques, sont devenus de grands centres de population et d'activité. Dès qu'un grand mouvement se trouve établi sur une partie quelconque du ter

ritoire, dès qu'une ville est devenue le foyer rayonnant de relations actives, on doit nécessairement admettre qu'un tel état de choses n'est dû ni au hasard ni à des besoins factices, et qu'il résulte au contraire de causes premières et déterminantes qui font que la vie se concentre, que la population se multiplie en plus grande proportion là où existent un plus grand théâtre de transactions, un foyer de lumière plus intense, plus de facilités pour correspondre avec toutes les autres parties du territoire et tous les pays étrangers. Un chemin de fer qui ne répondrait pas à des besoins, à des habitudes qui veulent être respectés, qui délaisserait, par exemple, des populations laborieuses et riches au profit de populations moins favorisées, un tel chemin aurait pour résultat l'anéantissement complet de la partie du pays ainsi délaissée.

On a dit qu'en pareil cas les relations existantes ne seraient pas détruites, qu'elles ne seraient que déplacées. Il est presque certain en effet que ces relations suivront la puissance attractive du railway, quel que soit son parcours. Mais de quel droit changer des relations existantes, et pourquoi déshériter sans aucun profit des villes, des cantons, quelquefois même des provinces, de la position qu'elles ont prise pendant des siècles dans le mouvement commercial d'un pays. L'industrie des chemins de fer ferait payer bien cher ses services au pays si elle devait ainsi entraîner après elle de si énormes déperditions de capitaux et organiser cette succession de malheurs privés qui en seraient l'inévitable conséquence.

Dans l'origine de la création des chemins de fer on croyait généralement que les lignes les plus directes et les plus courtes étaient aussi les plus parfaites et les plus avantageuses. Pour les obtenir on ne reculait devant aucune difficulté, on ne s'arrêtait devant aucune dépense, et les obstacles les plus sérieux étaient surmontés par des travaux gigantesques et coûteux. Bientôt l'expérience vint démontrer les inconvénients de ce système : non-seulement les lignes ainsi construites coûtèrent des sommes considérables, mais encore, comme on n'avait cherché qu'à se diriger en ligne droite, sans tenir aucun compte des points intermédiaires les plus importants sous le rapport de la population, de l'industrie et du commerce, il en résulta que ces lignes ne procurèrent ni aux capitalistes qui les avaient construites, ni aux localités qu'elles traversaient, aucun des

avantages que l'on devait en attendre et qu'il eût été facile d'obtenir par une simple modification de tracé. On a sagement renoncé dès lors à un système dont les résultats étaient aussi stériles que dispendieux, et l'expérience, en démontrant que les voyageurs à grandes distances ne composent qu'une fraction très-restreinte du nombre total des voyageurs, a fait reconnaître l'importance des points intermédiaires sur l'exploitation d'un chemin de fer et prévaloir d'une manière absolue le système de parcours partiel (1).

Il résulte de ce fait que le tracé des grandes lignes doit être principalement calculé d'après les besoins et le mouvement de l'intérieur plutôt que d'après les exigences des voyageurs et du commerce étrangers. De la nécessité d'établir les chemins de fer de telle manière qu'ils satisfassent aux exigences des

(1) L'excellent travail de M. Minard, inspecteur divisionnaire des ponts et chaussées, sur l'importance du parcours partiel sera consulté avec fruit par tous ceux qui voudront approfondir ce point important et qui joue un si grand rôle dans la question générale des chemins de fer. Ce travail a pour but de démontrer:

1° Que toutes les fois que le parcours total prévaut, il y a des motifs exceptionnels pour qu'il en soit ainsi, et notamment le défaut de populations intermédiaires, ce qui est un tort des tracés, ou ce qui indique que le chemin n'était encore que peu nécessaire;

2o Que la prédominance du parcours partiel n'est pas un fait nouveau, propre seulement aux chemins de fer, mais qu'il existe depuis longtemps sur les routes ordinaires, sur les fleuves et les canaux, tant pour les messageries que pour les bateaux à vapeur;

3o Enfin, et comme conséquence de ces faits, que les considérations relatives au transit international qui pourraient préoccuper certains esprits et influer sur la direction à donner aux principales lignes de chemins de fer, sont tout à fait secondaires, comparées à la circulation totale de l'intérieur.

L'utilité d'un chemin de fer se mesurant principalement d'après le chiffre des distances parcourues et le nombre des voyageurs, et la première de ces données n'étant ordinairement fournie par les compagnies que d'après la distinction des recettes entre les trajets partiels et les trajets entiers, c'est presque toujours en comparant ces deux chiffres que M. Minard établit le degré d'utilité des chemins de fer et décide des conditions du tracé.

Le tableau suivant, dressé d'après les faits rapportés par cet ingénieur,

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