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demeure inévitablement condamnée aux limbes de la matière. Les besoins matériels sont, en effet, ceux dont l'homme ressent le plus vivement l'aiguillon, ceux qu'il cherche à apaiser les premiers; si, pour les satisfaire, il est obligé de se livrer sang relâche à des travaux mécaniques, il ne peut assurément cultiver ni son âme ni son esprit; il demeure étranger au grand mouvement d'idées qui s'opère dans le monde; ses facultés les plus nobles finissent par s'atrophier, et sa condition morale s'abaisse et s'avilit.

Jusqu'à nos jours l'imperfection des instruments de travail, plus que toute autre cause, a retenu complétement, inexorablement, l'immense majorité des populations sous le joug des nécessités de la vie. Pour qu'une faible minorité pût jouir avec quel que ampleur des bienfaits de l'existence, pour que quelques hommes pussent faire progresser la civilisation en s'adonnant aux travaux de l'intelligence, il était nécessaire que la foule se vouât exclusivement au labeur mécanique, qu'elle remplit la plupart des fonctions assignées aujourd'hui aux machines et aux bêtes de somme. Ecoutons, par exemple, M. Michel Chevalier, dépeignant avec sa parole vive et colorée l'état social du monde antique.

<< Certes il y avait de la liberté à Rome et à Athènes, dit-il (1), et c'est pour cela que la pensée y prit un magnifique essor, å ce point que la civilisation s'inspire encore des traditions de la Grèce et de Rome. A côté des chefs-d'œuvre du génie, le soleil de la liberté y fit éclore des modèles admirables des plus mâles vertus. Mais ce soleil fécond n'y luisait pas pour tout le monde. L'immense majorité des hommes n'y était pas libre. Sous le titre de plébéiens, un grand nombre de citoyens de Rome n'avaient que l'ombre de la liberté, et les trois quarts ou les neuf dixièmes de la population, à Rome et en Grèce, vivaient en esclavage, sans Dieu, sans famille et sans

nom.

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» Cette constitution sociale procédait d'un ensemble com

(1) Cours d'économie politique, 1849-1843, Discours d'ouverture.

plexe de causes variées. On doit l'attribuer pour une part à la violence; c'est par voie de conquête que se formaient alors les Etats. On peut s'en prendre pareillement au système guerrier qui régnait dans les relations internationales, et qui faisait prévaloir au dedans l'esprit de domination de quelques classes sur la masse. Mais parmi toutes ces causes qui avaient amené et qui faisaient durer tant d'inégalité, l'une des principales et des plus profondes, c'est que, dans l'antiquité, l'industrie étant encore extrêmement peu avancée, le travail moyen d'un homme ne créait qu'un très-faible produit. Lors même qu'au sein de chaque Etat on eût partagé la totalité de la production nationale d'après les règles de l'égalité absolue, d'après le principe de la loi agraire, la portion dévolue à chacun fût demeurée excessivement modique. Elle eût été infiniment peu au-dessus de ce qui restait aux esclaves après que les patriciens auraient prélevé leur part relativement plus forte; car le nombre des privilégiés étant faible en comparaison de la population totale, ce qui eût été ravi à ceux-ci eût grossi à peine le lot de chacun des membres de la majorité qui était asservie. Ainsi, les eût-on traités exactement comme les maîtres dans la répartition des produits, les esclaves, c'est-à-dire, encore une fois, l'immense majorité de la population, eussent encore été sous la loi de la misère la plus impitoyable.

» Il en est encore de même aujourd'hui, ajoute ensuite M. Chevalier. Les estimations les plus dignes de confiance portent le revenu annuel de la France à huit milliards pour trente-cinq millions d'habitants, soit en moyenne à 250 francs par tête, ou par jour et par tête à 65 centimes, pour toute dépense de nourriture, de logement, de vêtement, pour la satisfaction de l'esprit et pour le culte des beaux-arts, et enfin pour l'impôt. Ainsi, quand même, en France, tout le monde serait mis à la même ration, en supposant qu'une société puisse subsister sur cette base inique de l'égalité absolue, la part do pauvre le laisserait encore pauvre. Rien ne serait change; il n'y aurait que des pauvres de plus.

» Aujourd'hui, comme il y a deux mille ans, comme il y a

quarante siècles, l'amélioration du sort de la classe la plus nombreuse exige l'agrandissement de la production. Hors de là, le mal est sans remède, tout est illusion; et les amis les plus dévoués et les plus sincères des classes ouvrières doivent se déclarer impuissants. »

Accroître la fortune publique dans une proportion telle, que la communauté puisse satisfaire ses besoins matériels sans être asservie par eux, telle que l'immense majorité des citoyens cesse d'être condamnée à perpétuité au travail mécanique, afin qu'une faible minorité soit mise en état de développer toutes ses facultés, telle enfin que le champ des nobles jouissances accordées à l'homme, après être demeuré si longtemps un monopole entre les mains de quelques-uns, devienne réellement accessible à tous: voilà donc quel est le grand problème posé à l'humanité, problème dont la solution renferme tout l'avenir du progrès dans le monde.

Eh bien! ce problème, qui est demeuré pendant des milliers d'années la quadroture du cercle des économistes et des politiques, a cessé aujourd'hui de paraître insoluble. L'invention de la vapeur, en donnant la possibilité d'accroître, dans une progression indéfinie, la production des objets dont la réunion constitue la fortune publique, en augmentant la quantité des produits et en diminuant les frais du travail, a fouri à l'homme les moyens d'asservir le monde matériel. En arrachant l'ouvrier au travail mécanique, en augmentant sa part individuelle de bien-être et d'aisance, la vapeur aura encore pour effet de relever sa condition intellectuelle et morale. Il cessera d'être écrasé par le travail abrutissant de la matière; car les éléments travailleront pour lui, et ses facultés ne se trouvant plus énervées par le labeur, il pourra lui rester chaque jour quelques heures de loisir pour cultiver son intelligence et satisfaire aux besoins de son esprit. Sans doute des siècles s'écouleront encore avant que les bienfaits de la découverte nouvelle se soient partout généralisés, avant que les peuples aient réussi à refermer complétement, à l'aide de ce puissant instrument de travail, le ombre et déplorable gouffre de misère qui est au fond de nos sociétés.

Mais les premiers pas sont faits, l'impulsion est donnée. On peut presque calculer aujourd'hui à quelle époque le labeur patient de l'humanité aura comblé cet abîme, naguère insondable. On connaît la route qu'il faut suivre; arriver au but n'est plus qu'une affaire de persévérance et de temps.

Si nous voulons chercher à déterminer comment la vapeur agira sur le progrès des sociétés, nous devrons, en remontant de quelques pas dans l'histoire, jeter un regard sur la constitution économique des sociétés qui ont précédé la nôtre, examiner les phases diverses que cette puissance a traversées avant que l'homme ait su l'appliquer à ses travaux (1) et le degré d'influence qu'elle a ensuite exercée sur l'organisation économique

(1) Auparavant traçons en peu de mots les caractères généraux, particuliers aux différentes espèces de machines qui reçoivent leur mouvement du jeu de la vapeur d'eau. Toutes se composent d'une chaudière entretenue d'eau et soumise à l'action d'un foyer qui réduit cette eau en vapeur. Celle-ci, aussitôt formée, s'échappe de la chaudière par un conduit qui la dirige dans un récipient nommé cylindre, dans lequel elle rencontre un obstacle mobile qu'elle chasse devant elle. Ensuite, après avoir agi, elle s'échappe pour se condenser à l'air libre. L'obstacle mobile contre lequel agit la vapeur à sa sortie de la chaudière est ordinairement un piston qui peut aller et venir dans le cylindre, et dont la tige se trouve liée à des mécanismes particuliers destinés à utiliser la force motrice de la vapeur.

Les machines auxquelles la vapeur a été appliquée peuvent être classées de diverses manières, qu'il pourra être utile de déterminer :

10 En raison de la pression à laquelle la vapeur y est employée: elles se divisent en machines à basse pression, machines à moyenne pression et machines à haute pression. Les premières se subdivisent en machines à simple effet et machines rotatives ou à double effet; les deux autres sont à double effet.

20 En raison de la manière dont la vapeur est traitée après son action mécanique: elles se divisent en machines à condensation et machines sans condensalion.

30 En raison de l'emploi ou de l'absence de la détente de la vapeur: elles se divisent en machines à détente et machines sans détente.

40 En raison du nombre et de la position de leurs cylindres : elles se divisent en machines à un, deux et trois cylindres, machines à cylindres fixes et machines à cylindres oscillants. Les machines à cylindres fixes se subdivisent en machines à cylindres verticaux, machines à cylindres horizontaux et machines à cylindres inclinés.

50 En raison du mode de transformation du mouvement de la tige du piston: lles se subdivisent en machines à balancier, machines sans balancier et machines à traverses et à bielles pendantes.

En raison de leur objet : elles se divisent en machines fixes, machines locomotives et machines de navigation.

de nos sociétés. C'est seulement en s'éclairant de la lumière des temps passés que l'on peut, avec quelque frait, porter ses regards dans la nuit profonde qui enveloppe les destinées des nations.

Les anciens ont connu la force de la vapeur. Familière aux prêtres égyptiens à l'époque de la splendeur du régime théocratique, elle fut dans leurs mains l'instrument de divers effets qui passaient pour des prodiges aux yeux du vulgaire : . certains appareils, dans lesquels l'action du feu dilatait l'air, ouvraient les portes du sanctuaire par l'inflammation du bucher des autels ; d'autres faisaient parler des statues ou produisaient des effets tout aussi merveilleux (1). Aristote, Sénèque et Anthemius ont proclamé la puissance du feu et de la vapeur d'eau. Héron d'Alexandrie, qui vivait 120 ans avant notre ère, a imaginé une machine à réaction par l'écoulement de l'eau, des gaz ou des vapeurs (2), que perfectionna ensuite un ouvrier ha bile dont le nom n'est point arrivé jusqu'à nous. Mais tous ces essais ne se trouvant en rapport, ni avec les besoins, ni avec la constitution des sociétés anciennes étaient condamnés d'avance à rester jusqu'à nos jours dans un état d'immobilité qui empêchait que l'on pût en retirer une utilité immédiate: ainsi qu'une plante exotique qui se produirait sous un climat contraire à sa nature, ils ne pouvaient que naitre et périr sans porter aucun fruit.

La France et l'Angleterre, à l'exemple des sept villes de la Grèce qui s'attribuaient l'honneur d'avoir été le berceau d'Ho

(1) Traité historique et pratique des machines à vapeur, par M. de Montgéry (Paris, 1824), dans lequel on trouve les recherches les plus curieuses sur l'emploi de la force de la vapeur chez les anciens.

(2) Cette machine est décrite et représentée dans l'ouvrage de Héron, traduit en latin sous le titre de: Spiritualia seu pneumatica, 1575, in-40; et que l'ou retrouve parmi les ouvrages des anciens mathématiciens imprimés au Louvre, 1693, in-fol.

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