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TRACES EST-ELLE PROPORTIONNÉE A LA DÉPENSE PREMIÈRE AU PRIX DE LAQUELLE CETTE PERFECTION S'OBTIENT?

Nous aurons donc à examiner l'influence exercée par les pentes, 1o sur les frais de construction, 2o sur la charge des convois, 3° sur la vitesse du parcours, 4° sur la consommation du combustible, et enfin 5o sur la sécurité publique.

2 1.

INFLUENCE DES PENTES SUR LES FRAIS DE CONSTRUCTION.

Personne n'ignore qu'entre la route de 1re classe, qui, avec une largeur de 12 mètres, coûte ordinairement de 22 à 25,000 francs le kilom., et un chemin de fer, lequel, avec une largeur d'un quart moins grande, coûte ordinairement 8 à 10 fois davantage, il n'est de différence que dans la limite attribuée à l'inclinaison des pentes et au rayon des courbes. Une sorte de proportionnalité pourrait même être établie entre le prix d'exécution d'une route et le degré de perfection assigné au profil d'un chemin de fer, en ce sens que la structure inférieure d'un chemin de fer, avec les pentes de 4 millim. par mètre et des courbes à grand rayon de 800 à 1,000 m., coûtera huit fois autant qu'une route construite d'après les règlements en vigueur aujourd'hui, c'est-à-dire avec une inclinaison de 32 millim., 8 fois supérieure à 4 millim. L'extension du maximum des pentes diminuerait donc considérablement les frais de premier établissement d'un chemin de fer.

Il suffit en effet de jeter les yeux sur le tableau des dépenses des chemins de fer construits en Angleterre, d'après le système de la perfection rigoureuse des tracés, pour se convaincre que des lignes parallèles les unes aux autres, menées au travers des mêmes bassins, placées dans des conditions d'exécution presque identiques, peuvent occasionner pour leur construction des dépenses qui varieront du simple au double et qui même s'étendront au delà. C'est ainsi, par exemple, que les frais d'établissement du chemin de fer de Birmingham à Manchester et à Liverpool (grand junction) ne se sont élevés qu'à 416,000 francs par kilom. (1,664,000 fr. par lieue), tandis que le railway direct de Birmingham à Manchester, lequel part du grand junction pour aboutir aussi à Manchester, a coûté

1,150,000 fr. par kilom., c'est-à-dire 4,600,000 fr. par lieue. De tels exemples sont nombreux. Le chemin de Londres à Birmingham coûte 820,000 fr. par kilom., tandis que celui de Birmingham à Glocester, parallèle au premier, mais qui a son point culminant plus élevé de 50 mètres, a été terminé avec 414,700 fr. par kilom. Le chemin de fer de Newcastle à Carlisle, qui a son point culminant sur les monts Cheviots à une hauteur de 150 mètres au-dessus de son point de départ, ne coûte que 242,000 fr. par kilom., tandis que le chemin d'Edimbourg à Glascow, transversal comme lui, mais établi avec des pentes infiniment moindres, a occasionné une dépense de 554,000 fr. par kilom. Les trois chemins de Liverpool å Manchester, de Manchester à Preston par Bolton et de North-Union (Manchester, à Preston par Wigan), placés les uns près des autres, peu différents de longueur, partant des mêmes points, mais dont les systèmes de construction sont différents, ont coûté :

North-Union. . . .

Liverpool à Manchester.
Manchester-Bolton-Preston.

396,000 francs le kilomètre. 707,000 id.

940,000 id.

Enfin nous citerons pour dernier exemple de l'influence exercée par le mode de construction sur les frais d'établissement les deux chemins de Newcastle à Sheffield établis parallèlement sur chacune des deux rives du fleuve du Tyne, et dont la construction de l'un s'est élevée à 520,000 fr. le kilom. et celle de l'autre seulement à 270,000 fr.

Si l'on veut remonter aux causes de ces différences, il suffit de comparer les profils de ces différents chemins, et l'on s'aperçoit alors qu'ils appartiennent à deux systèmes de construction bien distincts. Les premiers, ceux qui ont coûté le plus cher, rentrent dans la classe des railways sur lesquels aucune dépense n'a été épargnée pour obtenir des pentes douces; les seconds ont été construits en suivant jusqu'à un certain point les mouvements naturels du sol et en admettant, par raison d'économie, des courbes à court rayon et des rampes plus ou moins fortes.

Cet accroissement de dépenses, résultant de la perfection du tracé, n'est point un fait nouveau, passé inaperçu jusqu'ici.

Chacun le connaissait au contraire; mais on était convaincu qu'il était inévitable, et qu'il était de toute impossibilité qu'une locomotive pût fonctionner sur un chemin qui ne présenterait pas un niveau rigoureux. On avait aussi trouvé le moyen de démontrer que l'introduction des pentes plus fortes aurait pour effet d'accélérer la détérioration des rails. Il est vrai que cette opinion reposait sur des calculs mathématiquement irréprochables; mais, comme le dit avec raison M. Michel Chevalier, l'expérience, cet arbitre suprême des choses d'ici-bas, vaut tous les ab du monde, et les mathématiques seules ne peuvent prétendre ni à gouverner ni même à administrer l'Etat.

L'opinion qui regardait comme une nécessité absolue l'établissement des chemins de fer de niveau reçut une nouvelle force par suite du succès remporté au grand concours de Liverpool par la locomotive le Rocket, de M. Stephenson. La puissance de cette machine et de la plupart de celles qui l'ont immédiatement suivie était si limitée, qu'il lui était impossible de franchir les pentes même les plus faibles: sa vitesse étant très-considérable, et son mécanisme fonctionnant avec assez de régularité, on ne manqua pas de déclarer que le dernier point de perfection était atteint quant à la construction des machines locomotives. On en conclut que, si on voulait circuler à grande vitesse, il n'y avait d'exploitation possible qu'en préparant aux machines un lit parfaitement de niveau. - On vit alors deux ingénieurs célèbres, MM. Stephenson et Brunel, luttant pour ainsi dire de perfection dans l'établissement des railways de Londres à Birmingham et à Bristol, et imposant aux compagnies qui avaient entrepris ces chemins des dépenses de 820,000 fr. par kilom. (3,280,000 fr. par lieue), afin de se rapprocher du niveau et ne pas laisser subsister des pentes supérieures à 5 millimètres. Plusieurs autres railways furent construits dans les mêmes principes, et absorbèrent de même des sommes plus considérables.

Cet état de choses se continua jusqu'en 1859, époque où furent livrées à la circulation la plupart des lignes si luxueusement construites. L'expérience commençait à peine, que l'on reconnut avoir payé excessivement cher la réalisation d'un fort mince résultat. On avait en effet entrevu la possibilité d'augmenter l'inclinaison des pentes, sans augmenter sensiblement

les frais d'exploitation. Dès lors l'expérience parut décisive et assez concluante pour déterminer les ingénieurs de plusieurs chemins, alors en construction et étudiés d'après l'ancien système, à modifier le tracé par de plus larges conditions de pentes (1).

Eclairés par l'expérience, les ingénieurs anglais n'ont pas craint de revenir sur leur décision première et de reconnaître que, dans de certaines conditions, l'abaissement du maximum des pentes ne pouvait exercer aucune influence fâcheuse sur l'exploitation des chemins de fer (2). Cette décision est

(1) C'est ainsi que le chemin de Newcastle à Darlington, projeté d'abord avec des pentes minimum de 2 à 3 millimètres, a été exécuté avec des pentes de 8.

Celui de Dublin à Kilkenny, conçu avec pentes de 3, a été exécuté à pentes de 6 et demi.

Les plans primitifs de la compagnie du railway de Lancaster à Carlisle limitaient les pentes à 3 millimètres. Elles ont été portées à 6 et demi. On s'est même décidé à introduire une inclinaison de 10 millimètres sur une étendue de plusieurs lieues.

Le railway d'Eastern-Counties vient d'être achevé avec une pente de 10 millimètres sur une longueur de 6 kilomètres.

Celui de Manchester à Sheffield a été exécuté avec des pentes longues el nombreuses de 10 et 10 millimètres un quart.

L'embranchement du chemin de Glocester sur Worcester, projeté il y a trois ans avec pente de 5 millimètres, s'exécute aujourd'hui avec des pentes de 12.

Dans le projet récemment approuvé par le gouvernement anglais de la grande ligne destinée à relier les deux capitales d'Angleterre et d'Ecosse, on rencontre des rampes nombreuses de 9 millimètres et demi, et une rampe de 12 millimètres et demi sur 15 kilomètres d'étendue.

(2) Interpellé à émettre son avis sur le système de construction qui devait prévaloir pour le chemin de fer du Nord (de Paris à Bruxelles), M. Stephenson se prononce ainsi :

« Quoique j'apprécie, dit-il, les avantages ultérieurs qu'il est possible d'attendre de l'emploi des pentes faciles, je ne puis m'empêcher de croire (et à cet égard ma conviction est profonde) que l'application aux profils du chemin de fer du Nord des principes qui m'ont guidé dans la rédaction du tracé du railway de Londres à Birmingham (où le maximum d'inclinaison des pentes est limité à 3 millimètres par mètre ) aurait pour résultat infaillible des conséquences regrettables pour le gouvernement

assez importante pour que l'on cherche à examiner en détail les divers points sur lesquels elle se fonde. Ce sera l'objet des paragraphes suivants.

8 2.

INFLUENCE DES PENTES SUR LA CHARGE DES CONVOIS.

Nous avons vu ailleurs que, sur un chemin de fer, la résistance à la traction résultant du frottement des essieux des voitures sur leurs coussinets et des roues sur les rails est d'environ 2,4 millièmes du poids à transporter, c'est-à-dire que, pour faire avancer une voiture sur un chemin de fer parfaitement de niveau, il faudra une force de 2,4 millièmes de son poids, soit 2 kilogrammes 4 dixièmes par tonne, non compris la résistance de l'air, qui influe d'une manière sensible sur l'accroissement de la charge. En outre il reste à vaincre, pour franchir les rampes, l'action de la gravité : il faut donc une force qui ait un poids pour expression ou pour mesure l'inclinaison de cette rampe, c'est-à-dire que pour franchir une rampe de 1 centimètre, par exemple, il faut une force représentée par le centième du poids total du convoi, soit 10 kilogrammes par tonne. Ainsi donc, pour élever un convoi le long d'une rampe de 2,4 millièmes, il faut une force DOUBLE de celle qui le ferait avancer sur un chemin de niveau; il faut une force TRIPLE pour l'élever sur une rampe de 4,8 millièmes, et ainsi de suite. Tel est l'effet des rampes. On voit que la charge maximum qu'une locomotive pourra traîner sur niveau, à une distance déterminée, pour cette même vitesse, sera réduite à moitié sur une rampe de 2,4 millièmes, au tiers sur une rampe de 4,8 millièmes, le tout abstraction faite de la résistance de l'air.

et les particuliers qui y sont intéressés » (Rapport sur les études du chemin de fer du Nord, p. 8). — M. Charles Vignoles, professeur à l'université de Londres, appelé à émettre son avis sur le même sujet, est encore plus explicite, et déclare « qu'il sera toujours plus avantageux de surmonter les grandes difficultés de terrain avec des trains plus légers ou des machines plus puissantes (et même au besoin de s'aider de l'un et de l'autre de ces deux moyens) que de supporter une énorme dépense de travaux de terrassement et de travaux d'art, dans le seul but d'obtenir des pentes théoriquement parfaites » (Remarks upon the railway system of France, p. 4).

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